Jacquette REBOUL

Jacquette REBOUL



Jacquette Reboul aime les livres comme la vie, les mots comme la liberté, les mouettes qui dansent avec les vagues dans la splendeur du feu des voyages dans les cultures, la mer fichée dans la chair de la plage du poème, la musique dans les veines lumineuses du temps, comme l’humanité : « Rue Monge, dans la boutique tibétaine, à l’écoute des poèmes. Ce fut une grâce, l’inspiration essentielle venue des cimes enneigées, leur lumière, leur cristal. » Elle écrit « Je n’ai pas peur de ma mort, demain, plus tard. Nul ne sait le jour ni l’heure de son dernier rendez-vous avec le destin. Je suis prête à chaque instant. Je ne vis que par politesse. J’attends le moment sans hâte mais sans crainte, ma lampe à la main. » Dans sa vie quotidienne qu’elle dit « assez monotone », elle a mis un océan, la poésie ! « Les hommes peuvent-ils vivre sans poésie ? », interroge-t-elle avant de nous dire : « Je suis une femme ordinaire, ni courageuse, ni sage, ni belle, mais je dispose du pouvoir des mots… Sur mes gouffres, j’ai jeté un pont. »

Cette poète importante excelle en vers et davantage encore dans le poème en prose. Cette poète fine observatrice du quotidien n’a jamais perdu sa capacité de s’émerveiller. De ses maîtres livres, citons À l’intérieur de la vue (1973), La Nuit scintille (1975), L’Apprentie sorcière (1982), et Cristal (1996), où elle écrit : « Chacun de mes livres est un tombeau où j’ensevelis un peu de mon être. Sous ces dalles de papier reposent mes doubles, une part de ma ferveur de vivre. Mais si le grain ne meurt… je renais à chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du plus profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal. »

Jacquette Reboul a toujours été fidèle à ses engagements y compris en poésie à nos côtés, c’est-à-dire les poètes de l’émotion qu’incarnent Le Pont de l’Epée de Guy Chambelland, Poésie 1 de Jean Breton, les éditions Librairie-Galerie Racine d’Elodia Turki et Alain Breton et bien sûr la revue Les Hommes sans Épaules dont elle l’une des Porteurs de Feu. Paul Farellier la présente ainsi : « Elle est l'une des vrais poètes-artistes de la prose, et le maître du récit-poème : comment ne pas lui décerner cette palme quand on ressent tant de bonheur à revivre les petites aventures essentielles dont elle s’est faite la narratrice ? On reçoit là l’offrande brûlante d’un moi tout à la fois émerveillé et angoissé, comblé et inassouvi. Les poèmes en vers ne sont pas en reste pour l’invention secrète, la passion retenue et son goût de miel. Nous sommes chaque jour plus nombreux à connaître que, par cette écriture, si dégagée des conventions de la mode et des tics d’actualité, quelque chose de notre temps aura pu trouver sa part salutaire. »

Jacquette Reboul est née en 1937, à Valence (Drôme) : « Je suis née dans une ville d’asphalte au temps où les étoiles de la mort planaient sur l’humanité. Livres, whisky, cigarettes furent mon viatique. » Elle appartient à la génération des enfants de la Seconde Guerre mondiale : « Un autre mot convient – Aux enfants de guerre – Telle nous sommes – Madame – Transmis par notre histoire – Ambigu comme la vie – Résistante ». Elle a été marquée au fer par la guerre et ses « soldats aux doigts lourds d’angoisse aveuglés par le soleil » ; par le manque, la peur (« Consens à ta peur et elle cèdera »), la liberté confisquée (« Je te connais par cœur, maintenant, liberté, noble nom de la solitude. Tu coules dans mes veines, rouge comme mon sang »), le sacrifice et les privations : « C’est la guerre. Sa mère a économisé des tickets des mois durant pour lui acheter une poupée. Elle la lui donne le jour de Noël… La tête en porcelaine se casse. Le beau rêve en miettes… Cette petite fille est toujours vivante en moi. Bien des fois encore, elle a brisé par avidité ou maladresse les merveilles que la vie lui offraient. »

Naturellement aussi par la violence (« tous les pouvoirs sont psychotiques »), la douleur et le chaos : « Nous qui possédons un regard aussi perçant que le radar, nous créons des objets de fer et d’acier qui trouent le ciel et sèment la mort. Mais après des millénaires, quand on fouillera le sol, ce ne seront pas nos grenades, nos fusées, nos roquettes, ni no bombes que l’on découvrira, mangées de rouille, mais peut-être quelque pauvre débris de terre cuite qui transmettra à travers les âges l’image d’un sourire aveugle et oublié. » Et n’oublions pas la mort, très tôt présente : « Depuis longtemps ce n’est plus la mort qui m’accompagne - Mais la douleur - Avant j’ai oublié - Je ne suis plus qu’un bonsaï - On admire son corps torturé… Je n’ai pas peur de ma mort, cet indicible noyau de nuit au cœur de moi-même. Elle m’habite depuis mon enfance. Je vis avec elle quotidiennement, elle me suit comme mon ombre, chienne familière qui vient manger dans ma main. Mais je crains la mort des autres qui me dépossède. »

Ancienne élève de l’École nationale supérieure des bibliothèques, Jacquette obtient un doctorat en Sorbonne où elle fait sa carrière en devenant conservatrice en chef à la Bibliothèque de la Sorbonne. Elle a dressé son autoportrait au travail, sans concession, dans le poème « Toute grise » : « Elle est toute grise, mince, menue, longue jupe beige, veste fumée, souliers plats, cheveux serrés, lunettes et nez pointu. Elle est ponctuelle, méthodique, ordonnée, méticuleuse et pusillanime. De temps à autre, elle grignote à la dérobée une pomme ou un biscuit sec. Tout le reste du jour elle gratte du papier, et encore la nuit, en rêve. Elle va, trotte-menu, parmi les rayonnages de livres, fouinant par-ci, dénichant par là avec de petits cris aigus et discrets. Ses yeux deviennent plus noirs, plus insondables encore que l’océan de mots qu’ils ont bus. Avec l’âge, ses dents s’aiguisent et sa lèvre supérieure se couvre d’une fine moustache argentée. Peu à peu, elle prend l’aspect incolore, impalpable et irréel de la poussière : une vraie souris de bibliothèque. »

La bibliothécaire Reboul s’interroge sur les mots : « Le désir invincible s’assouvit par les mots. Je m’en repais, m’en saoule, ivre de sens et de musique. Ils viennent habiter ce gouffre qui m’aspire, où je me perds. Ils le remplissent lentement et je puis enfin reposer sur la réalité. Chaque matin, je tue une femme en moi ; chaque soir, en écrivant, je la ressuscite… écrire, cette torture, ma joie. » Les mots sont la matière de son travail à La Sorbonne, mais aussi dans sa vie et sa création. Elle écrit dans le poème « Les mots » : « Certains écrivent avec des larmes, d’autres avec du sang, d’autres encore avec du miel, car les phrases tracées avec de l’encre pâlissent et s’effacent. Les seuls mots qui restent vivants sous la poussière des bibliothèques, revêtus à jamais de la splendeur de la jeunesse, sont issus de la solitude humaine, cris d’amour même s’ils semblent de haine et gestes d’amitié. La parole est ce miracle toujours renouvelé, cette source à laquelle la nostalgie s’abreuve, cette promesse de bonheur et de beauté, cette arme, ce pouvoir dont les hommes disposent de se mentir, de se blesser ou de se découvrir semblables, de tuer et de donner naissance, de détruire et de créer. Si nous apprenions à respecter les mots, les honorant comme le trésor suprême qui nous aurait été confié, à la fois humbles et royaux, soumis à l’exigence du rêve et de la vérité, peut-être alors quelque chose en ce monde serait-il changé. »

Forte personnalité, Jacquette a un caractère trempé et elle en convient : « Je n’ai pas bon caractère, certes non. Je puis même avouer que je suis soupe au lait. C’est bien fâcheux, car on ne m’aime pas et je ne supporte pas du tout d’être mal aimée. Alors je me souple, me coulme… ». Une poète, une femme déterminée dans ses convictions, y compris dans le combat féministe (Jacquette a été liée à Simone de Beauvoir) où elle demeure combattive sans être dénuée d’humour : « Les hommes qui se proposent de passer la nuit avec moi ignorent leur destin. De chaque amant, j’exige une dent. S’il souffre pour l’arracher, s’il hurle, si le drap s’ensanglante, je reste impassible : chacun son dû. À présent, je dispose d’un collier à sept rangs de canines, d’incisives, de molaires en ivoire et en or. C’est un bijou fastueux et sauvage que toutes les femmes m’envient. Je le porte fièrement. Mais un jour, je le sais, l’amour se vengera. Les dents perdues me sauteront à la gorge et cette mâchoire de volupté me mordra à mort. »  

Jacquette dénonce « le corps violé sous baïonnette » et les violences faites aux femmes : « Le véritable amour ne tue pas ce qu’il aime, il lui donne vie. » Et encore : « Terrible – Ce soir – La distance entre nous – Il plante son bistouri pour savoir – Pas un mot vrai – Le temps passe – Fatigue – Il s’irrite – Me rudoie… Je perds le fil – Vermine sous le microscope – Aucun geste tendre – Ses yeux – Violent quand il souffre – Je ne suis pas un ordinateur – Je pars en silence – Qui me protègera ? ». Jacquette écrit pour les femmes-flammes qui « se dressent parmi les grands phallus de pierres insensibles et ouvrés, tabous de notre civilisation. Elles n’adorent pas les phallus, même en secret. Elle se regardent au miroir et ceux qui, rêvant de plaisirs insondables, s’approchent trop près d’elles, sont consumés par leurs brasiers. » Jacquette interroge encore : « Que veut la femme – Au fond des entrailles – Reproduire l’espèce – Ou créer ?... Toujours écartelée – La femme saura-t-elle un jour – Accomplir en un seul génie – Être et faire ? »

Jacquette Reboul est l’auteur d’une œuvre originale, exigeante et sans concession : « Ce que je suis : des yeux fichés dans la nuit éternelle et ma main libre de créer », écrit-elle (in « Portrait de femme ») dans son maître livre L’apprentie sorcière (1981). Elle ajoute dans l’un de ses autres grands livres, À l’intérieur de la vue (1973) : « Je vous écris du plus loin de moi-même, d’un pays déserté par vos mots et vos songes, et je ne sais ni pour qui ni comment je sème mon rêve dévoré par les corbeaux du temps. Je tire chaque mot d’un silence si nu que les pierres elles-mêmes ne pourraient y crier… L’œuvre jusqu’au cœur s’arc-boute à la mort. C’est à ce prix qu’elle peut réclamer l’absolu… Les mots que je force recréent lentement. Ma vie tout entière se cherche et se formule. Ainsi je vous écris. Et vienne le moment où ma vie ne sera plus qu’un chant. »

Jacquette Reboul est aussi une poète de l’amour, du désir, de la chair : « Il est ma raison et ma déraison, mon rêve retrouvé, la clé de mon avenir, la musique de mon présent. Il m’a donné son trésor, mais il garde pour lui ses rêves… Nous avons besoin l’un de l’autre. » Dans L’apprentie sorcière, elle écrit : « Emporte-moi, comme le vent emporte les nuages, le fleuve ses reflets. Prends-moi dans ta maison au beau linge, allume la lampe… Serre-moi comme on étreint son ombre, son image, sa vérité… Ton cygne rouge plongera dans la mer de mon ventre, fougueux, ardent. Il va, vient, battant les flots… Nous nous aimons au cœur de la ville. Emporte-moi dans ta maison. »

Avec l’amour, la capacité de révolte est intacte d’un bout à l’autre de l’œuvre dans la dénonciation de la bêtise et de l’autoritarisme, non sans un humour grinçant : « Défense de fumer, de sourire, de taper trop fort des pieds. Interdit de se pencher par les fenêtres, de jeter ses rêves sur la voie, de grimper sur les nuages, de traverser au feu azur. Défense d’écrire des poèmes, de se couper les moustaches, de chanter à contre-temps, d’être malheureux si l’on veut ou heureux à en perdre la tête. Défense de vivre. »

Ajoutons l’humanité, l’humilité et la défense des humbles : « J’ai franchi par mégarde la barricade et suis restée du mauvais côté, avec les gagne-rien, les trotte-petit, les oubliées-par-l’histoire, les la-liberté-ou-la-mort, celles qui barbouillent le lieu de leur cœur avec du rouge à lèvres, puis s’enivrent de leur blessure… » Ou encore « Le repas manqué » : « Tout le monde la connaissait dans la ville. Elle faisait les poubelles et mendiait à la porte du prisunic. Elle entra dans le buffet de la gare et s’assit timidement à une table du fond où elle commanda un sandwich… Elle mangeait les yeux baissés… quand entrèrent quatre fils de famille, faussement négligés et passablement ivres. Ils traversèrent la salle, avisèrent la pauvresse, se concertèrent du regard et vinrent s’asseoir à sa table. La clocharde s’était immobilisée de frayeur. Ils riaient fort, la plaisantaient, moquaient sa tenue, son diner, lui proposaient une promenade en voiture et une passe… Elle ramassa son sac en toile cirée et, le dos courbé par une humiliation, une souffrance aussi vieille que l’humanité, s’enfuit. »

Jacquette Reboul n’est pas sans failles. Elle en convient elle-même dans l’un de ses multiples « autoportraits » qui lui font écrire : « Ces Jacquette ne sont plus en face de moi qu’un regard multiple, mon propre regard infiniment réfléchi dans une vision purifiée qui ne contemple plus que soi, en une coïncidence parfaite, presque douloureuse, du vrai et du songe, de l’instant et de l’éternité. » Dans ses autoportraits Jacquette ne se ménage pas : « Tu ressembles à une marionnette, avec ta figure ronde et tes yeux rouges levés vers la lune. Tu racles ta vie en do majeur sur un petit violon de quatre sous. Tu fais ton numéro tant bien que mal, puis grisée par les applaudissements, tu vas cuver tes grimaces dans ta boîte jusqu’au lendemain soir. Dans ce cercueil de poupée, tu rêves en attendant que, fendue, fripée, décolorée, on te jette au rebut. » Ou encore, dans le poème « Le miroir » : « Elle scrute vainement le miroir à la recherche de son intelligence, de sa bonté, de ses vices. Elle n’y constate qu’un visage rond, une bouche sérieuse, des yeux noisette qui l’observent. Même ce reflet qu’elle sait être sien et qui lui fait face, au fond du miroir, lui demeure étranger. Ce n’est ni son propre corps, qu’elle sent intimement dans le mouvement comme dans le repos, ni l’image qui se forme sur la rétine d’autrui. Ce n’est rien qu’une ombre de couleur, une apparence qui la trompe en la fascinant. Elle aura beau se regarder au miroir, elle n’y trouvera jamais la femme qu’un homme aime, ni sa vérité. Alors, mue par une rage désespérée, elle serre les poings et les lance au milieu de la glace miroitante qui éclate en morceaux de verre et en éclaboussant de sang. »

Le poète dans la cité ? Jacquette, se souvenant de Platon (mais est-ce que les choses ont changé ?) répond : « Les républiques ont toujours châtié ces rebelles parasites et irresponsables. C’est le prix qu’elles paient la beauté. » Alors, la poète interroge son poème : « Qu’en ferons-nous au jour le jour de ces invocations si limpides, de ces paroles de feu ? Nous aideront-elles à vivre ? Leur pouvoir reste insondable. » Avant de répondre dans un autre poème : « Mais le poète, lui, va au-delà du poème. Il atteint, par une attention aiguë qui naît de l’éparpillement et de l’innocence, la rumeur sourde, le lieu silencieux et secret, ce Point de vacuité extrême d’où jaillira la parole de lumière, la parole tissue de nuit et de feu qui, seule, est la poésie. » Elle ajoute : « Je m’assieds à ma table. J’écris. J’existe. »

Parallèlement à ses livres de poésie, ses essais et ses proses, Jacquette a en outre publié dans de nombreuses revues universitaires et littéraires françaises et francophones, donnant poèmes, essais, études et chroniques de poésie, dont certains textes ont été repris dans des anthologies de poésie et dans des magazines illustrés.

La barque noire glisse sur la lagune entre les oriflammes : notre amie la poète Jacquette Reboul est décédée lundi 21 novembre 2022, à l’âge de 85 ans.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

Œuvres de Jacquette Reboul

Poésie : À l’intérieur de la vue (éd. Chambelland, 1973), La Nuit scintille (éd. Chambelland, 1975), L’Apprentie sorcière (Le Pont de l’Épée, 1982), Prix Louis Guillaume, L’Œil du monde (éd. Librairie Galerie Racine, 1990), Raison ardente (éd. Librairie Galerie Racine, 1991), Cristal (Les Cahiers du Pont sous l’eau, 1996), Psyché (Le Nouvel Athanor, 2001), Ta solitude et le monde (Encres vives, 2002).

Récits et nouvelles : Le Lever de l’aurore (NCJ, 1969), Le Vieux Roi (P.-J. Oswald, 1972), La Liberté pour l’ombre (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1984), Face à face (Agence de Coopération culturelle et technique, Silex, 1986), Prix de la francophonie, La Mort en Inde (Encres vives, 2003), Le Chemin (Encres vives, 2007), Énigme de l’oracle (Encres vives, 2010).

Essais : Du bon usage des bibliographies (Gauthier-Villars, 1973), Les Cathédrales du Savoir ou les bibliothèques universitaires de recherche aux États-Unis (Publications de la Sorbonne, CNRS, 1982), Critique universitaire et critique créatrice (Klincksieck, 1986).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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