Hamid TIBOUCHI

Hamid TIBOUCHI



Hamid Tibouchi est né en 1951 à Tibane, en Kabylie (Algérie), un an après que Jean Sénac ait publié sa Lettre d’un jeune poète algérien à tous ses frères, envoyée à Albert Camus : « L’Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend son accomplissement. La colère prépare les matins généreux. Chaque jour dans les rues, l’homme y est humilié. Il sent peser sur lui la peur et le désordre, l’inégalité qu’engendre le régime des plus forts (…) Je salue ceux qui auront vu clair à temps (…) Que celui qui se sent solidaire des hommes du pays entre sans hésiter dans l’amitié de son peuple. Là où est l’injustice, l’artiste doit ériger la Parole comme une réponse terrible à la nuit. Et nous savons que l’injustice a ses bastions sur cette terre. Voilà pourquoi nous ne pouvons plus refuser une action qui nous réclame. »

Trois ans plus tard, la guerre d’indépendance éclatait, amorçant le processus de décolonisation. Le 5 juillet 1962, l’Algérie obtient son indépendance. Hamid Tibouchi en est l’un des fils. La révolution confisquée au peuple, les déviations et les débordements du régime de Boumédiène ne tardent pas à provoquer la désillusion, faisant que de nombreux artistes et intellectuels s’exilent en France : Kateb Yacine, Mohammed Dib, Jamel Eddine Bencheikh ou Rabah Belamri, qui déclare : « La littérature algérienne de langue française a acquis une légitimité en Algérie et hors de l’Algérie. Imposée par l’histoire, elle est, qu’on le veuille ou pas, une réalité nationale. Vouloir chasser de notre mémoire littéraire Amrouche ou Sénac, Kateb ou Mammeri : un comportement d’automutilation. L’anathème jeté sur cette part de notre culture est franchement scandaleux. Il constitue une atteinte à la liberté d’expression et de création. »

Mis au ban, tant par les autorités françaises qu’algériennes, Jean Sénac écrit dans sa plaquette « Le Mythe du Sperme Méditerranée » : Tout est foutu — les comités de gestion, le rire, nos érections?(…) / Il nous reste la mort pour mettre debout une vie. // Même secouée de breloques / Qu’elle était belle la Révolution en chaleur ! C’est dans ce contexte que se déroule la jeunesse d’Hamid Tibouchi, qui commence à peindre à l’âge de dix ans et à écrire, à l’âge de quinze. Il poursuit ses études à l’École normale supérieure à Alger où il se lie d’amitié avec le poète Tahar Djaout, avant d’enseigner le français en Angleterre, puis l’anglais à Boumerdès.

Au début des années 70, Hamid Tibouchi publie ses premiers poèmes en Algérie, en France et en Tunisie, puis plusieurs livres de poèmes qui font de lui l’un des fers de lance de la Jeune poésie de graphie française, dont Jean Sénac soutient la créativité et les aspirations contestataires. Parallèlement à la création poétique, Tibouchi construit son œuvre de peintre. Il nous dit : « J’ai toujours mené les deux de front. Pour moi, même si elles ont recours à des moyens d’expression différents, la poésie et la peinture sont une seule et même chose. » Le 30 août 1973, Jean Sénac est assassiné à l’âge de quarante-six ans, dans sa cave-vigie, rue Élisée Reclus à Alger, frappé de cinq coups de couteau en pleine poitrine, vingt ans avant que Tahar Djaout et Youcef Sebti, deux poètes de ses amis, soient à leur tour victimes du même sort. Le premier, tué de deux balles dans la tête le 26 mai 1993, le deuxième, égorgé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993. Jean Sénac fut le premier martyr d’une horrible “liste”, soit plus de 60 000 personnes durant la« décennie noire » de 1992 à 2002, ce qui fera écrire à Tibouchi, lié à ces trois grands poètes martyrs, à propos de leurs assassins : ils n’aiment pas la vie, alors, la poésie, ils l’égorgent.

En 1981, Hamid Tibouchi s’installe en région parisienne. Il déploie une importante activité : une soixantaine d’expositions personnelles en France, en Espagne et à New-York, mais aussi de nombreuses expositions collectives en Europe et dans le Monde Arabe. En outre, Hamid Tibouchi accompagne de dessins et peintures des revues et des livres de ses amis (Rabah Belamri, Tahar Djaout, Arezki Metref, Bernard Mazo, Max Alhau…).

En 1996, on lui confie la réalisation des décors des Fils de l’Amertume de Slimane Benaïssa, pour le Festival d’Avignon et, en 1998, ceux de 1962 de Mohamed Kacimi, pour le Festival des Francophonies de Limoges. À propos de son travail de peintre, Tibouchi précise : « Ce n’est pas parce que je m’intéresse à la trace, aux signes et aux écritures que je suis “calligraphe”. Je ne suis pas un calligraphe dans la mesure où je ne calligraphie ni mots ni textes dans aucune langue et dans aucun style d’écriture. » Ses propres “écritures”, Tibouchi les désigne par le terme de “désécritures”, car elles sont aléatoires et illisibles.

Peintre donc, Hamid Tibouchi, mais aussi et surtout poète. Notre ami Guy Chambelland ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit à l’auteur : « Votre Poésie se passe de littérature. Elle dit l’homme et en l’occurrence votre élan à vivre en même temps que vos désespoirs… Oui, nous voilà loin des recherches impuissantes des cuistres à la mode (déjà passée !). Une poésie qui s’inscrit dans la lignée des poètes de “Poésie pour vivre”. Je pense que Sénac vous a maintenant recensé, et vous signalera à sa prochaine occasion comme l’une des voix les plus authentiques de la nouvelle poésie algérienne. »

Trop jeune pour être présent dans la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, publié par Jean Breton dans la sa revue Poésie 1 (n°14, 1971), Tibouchi est incontestablement l’un des héritiers les plus doués, les plus libres et les plus innovants de ce qu’entendait promouvoir cette anthologie-manifeste. Dans sa préface intitulée « Le levain et la fronde », Sénac écrit : « Le ton n’est plus celui de l’espoir adossé au drame, qui nourrissait notre lyrisme depuis 1954, mais un défi lancé à toutes les mutilations, le ton assuré et presque téméraire du nouveau citoyen qui sait, avec le soc de la parole, dans la lancée de ses frères, qu’il prépare une moisson constamment en péril. »

Face à cela, le FLN de Boumédiène construit l’unité nationale et légitime son pouvoir grâce à une histoire héroïque dans laquelle le personnage principal – le peuple – est soudé derrière le Parti. Cette représentation simplificatrice et mensongère ne pouvait qu’entraîner une radicalisation des antagonismes. Ajoutons le verrouillage de la culture, de la société et l’imposition de l’arabisation au mépris du berbère et du français, considérant que « la diversité linguistique est un danger pour l’unité nationale et un germe de division. » Or, Tibouchi, poète algérien de graphie française, comme Sénac et bien d’autres novateurs, s’inscrit davantage dans une contre-culture libertaire. Comme Sénac, Sebti et les autres, il dénonce la part obscure de la Tradition avec ses hypocrisies et interdits de toutes sortes. Il tente de participer à faire chuter les tabous, à commencer par celui de la société patriarcale, de la sexualité, par une évocation libre et même débridée, que l’on ne saurait réduire à de la simple provocation, de l’Éros, du charnel, de l’amour.

La poésie de Tibouchi contribue à fonder une esthétique nouvelle à explorer un autre mode d’existence, qui est l’inverse du repli sur soi. Le poète regimbe face à un discours officiel convenu, lénifiant, qui impose des normes collectives. À cela, il répond par la provocation et l’insolence dans une langue crue, parfois blasphématoire. Sa poésie promeut la révolte, la contestation, fait fi du bâillon et entend déboucher sur une invention de soi, qui redéfinit les rapports au monde, à la société, à l’individu, au collectif, à l’histoire et au quotidien. Le corps, l’individu, jouent un rôle central dans cette individuation. Hamid Tibouchi est le poète qui a fondé sa propre poésie pour vivre.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire : Mer ouverte (Caractères, 1973) ; Soleil d’herbe (Guy Chambelland, 1974) ; Il manque l’amour (L’Orycte, 1977) ; Le jeune voyageur et le fantôme vieux-jeu (Auto-Éditions, 1978) ; D’ailleurs, ça ne peut plus durer (L’Orycte, 1978) ; Parésie (L’Orycte, 1982) ; Pensées, neige et mimosas (La Tarente, 1994) ; Giclures (La Tarente,  1995) ; Un arbre seul (La Tarente, 2001) ; Kémia (Le Figuier de barbarie, 2002) ; Attention fragile (La Tarente, 2004) ; Nervures (Autre Temps, 2004) ; Par chemins fertiles (Le moulin du Roc, 2008), L’infini palimpseste (La Lettre volée, 2010) ; Nuits fumeuses (Éd. du Chameau, 2013) ; Des traces d’oiseaux (L’Onagre, 2015) ; Cinq rémiges (L’Onagre, 2016).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes à TAHITI n° 47