Gabrielle WITTKOP
La vie de Gabrielle Wittkop, née Ménardeau à Nantes le 27 mai 1920, bascula certainement lorsqu’elle fit la rencontre à Paris, alors occupé par les nazis, de Justus Wittkop, homosexuel et déserteur de l’armée allemande. Gabrielle décida aussitôt de l’aider et de le cacher. Elle sera internée à Drancy pour cela. Cet amour interdit par les nazis le fut tout autant à la Libération et lui fit perdre sa magnifique chevelure lors d’une « tonte » des plus honteuses. Cela l’amènera à déclarer ironiquement et amèrement, à propos des français : « Pour eux, les Boches ce sont les Boches, la Résistance allemande à Hitler n’a pas existé !... » La rencontre de Justus Wittkop ne resta pas vaine et déboucha sur une union (qu’elle qualifia elle-même d’« alliance intellectuelle »), puis sur un mariage, à la fin de la guerre, bien qu’elle n’ait jamais fait mystère de ses inclinations : « Ma vie a été turbulente, j’ai été bisexuelle. Si je n'ai pas toujours été une honnête femme, j’ai en revanche toujours été un honnête homme. »
Le couple Wittkop s’installa en Allemagne, à Bad Homburg, puis à Francfort, où Gabrielle Wittkop vécut jusqu’à sa mort. Reporter pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung, elle parcourut l’Asie. De la Thaïlande jusqu’à Bornéo, via la Malaisie, la sulfureuse romancière du Nécrophile, effectua un éblouissant périple. A l’autre bout du monde, Gabrielle Wittkop restait la même. La romancière ne faisait que déplacer ses obsessions, ses colères et son anticonformisme. Elle dépaysait sa cruauté, mettait ses idées noires au soleil. Elle jugeait « obscènes » les femmes enceintes ; chassait de la main les enfants, ces « avortons » ; vitupérait l’humanité qui torture les animaux ; avait la « nausée » en croisant les touristes occidentaux en quête d’exotisme ; et condamnait l’ouverture de ces très vieilles civilisations au marché moderne du fric, du jeu, de la cigarette et des gratte-ciel. Elle pratiquait le végétarisme avec rage, l’individualisme avec philosophie et le lesbianisme avec misogynie. Elle se considérait comme « un homme libre », disait être la petite-fille spirituelle du Marquis de Sade et avait choisi le tigre pour totem (elle le portait à l'annulaire de sa main gauche.) Mais, comme l’a écrit Jérôme Garcin (in Le Nouvel Observateur, 2010), seule sa prose était carnivore, plantée de mots pointus, d’adjectifs tranchants et de métaphores félines. Wittkop était sans cesse en quête de sensations qu’elle associait à ses obsessions plus ou moins secrètes. Soutenue et encouragée par son mari, historien et essayiste, elle se consacra à son œuvre (écrite en français) et publia plusieurs livres en allemand (notamment une biographie de E.T.A. Hoffmann). Justus Wittkop se suicida en 1986, alors qu’il était atteint de la maladie de Parkinson. Gabrielle Wittkop déclara : « Quand mon mari s’est ôté la vie, il m’en a parlé avant. Je lui ai dit : "Tu dois le faire, en effet". Un jour, je suis partie en voyage pour la journée, et je savais ce que j’allais trouver le soir quand je suis rentrée ; il ne voulait pas être sur un fauteuil roulant. Son ami Ulrich était avec lui, il m’a raconté, après, que mon mari s’était rasé ; il avait la maladie de Parkinson mais sa main n’a pas tremblé quand il a bu le poison. Je n’aime pas le mot grandeur mais il s’agit de grandeur. J’espère que je saurai le faire aussi. C’était un mariage d’amitié et d’affection. Ma morale consiste à ne pas emmerder les autres. C’est déjà beaucoup ».
Atteinte elle-même d’un cancer du poumon, elle se donne la mort à l’âge de quatre-vingt-deux ans, le 22 décembre 2002, à Francfort-sur-le-Main, où elle habitait, dans un studio de quarante mètres carrés. « J’ai voulu mourir comme j’ai vécu : en homme libre », sera son dernier mot.
L’un des thèmes forts et des hantises de Gabrielle Wittkop, est assurément la sexualité, l’Eros, mais plus encore : Thanatos et la figure de la mort (« L’immense foule endeuillée se pressait dans les allées, parmi des gloires de chrysanthèmes et l’air avait la saveur amère, enivrante de l’amour. Eros et Thanatos. Tous ces sexes sous la terre, y pense-t-on jamais ? »), qu’elle définit ainsi : « La mort ne fauche que rarement sa victime ; elle lui envoie son parfum, elle se couche sur elle, l’enlace et boit son souffle avec une déconcertante simplicité », (in La Mort de C.). C’est que l’écrivain interroge la relation fascinée que tout être peut entretenir avec sa propre enveloppe charnelle et celle de l’Autre ; peut-être le seul élément tangible de sa présence. Puisque la mort est innommable, qu’elle constitue un mystère abyssal et une aberration des plus inquiétantes, le parti pris de Gabrielle Wittkop est, comme l’écrit Irma Vep, au fil de ses textes, de jeter une lumière crue – mais toujours avec beaucoup de faste dans la manière de procéder – sur les conséquences physiques et physiologiques du trépas. On ne lit pas Gabrielle Wittkop impunément. Plonger dans ses textes, c’est accepter de lâcher prise.
César BIRENE
(Revue Les Hommes sans Epaules).
A lire : E. T. A. Hoffmann, biographie, (Rowohlt, 1966), Le Nécrophile (éd. Régine Déforges, 1972. Réédition éd. Verticales, 1990), La Mort de C. suivi de Le Puritain passionné (éd. Christian Bourgeois, 1975. Réédition éd. Verticales, 2001), Madame Tussaud, biographie, (éd. France-Empire, 1976), Gilles Rimbault, catalogue, (Galerie Alain Schoffel, 1976), Litanies pour une amante funèbre (éd. Cegna, 1977), Paris : histoire illustrée, essai, avec, Justus Franz Wittkop, (Atlantis, 1978), Grand guignol, essai, avec François Rivière, (H. Veyrier, 1979), Les Rajahs blancs (Presses de la Renaissance, 1986. Réédition éd. Verticales, 2009), Hemlock ou les poisons (Presses de la Renaissance, 1988), Les Départs exemplaires (éd. de Paris, 1995. Réédition éd. Verticales, 2012), Almanach perpétuel des Harpies (L’Ether Vague-Patrice Thierry éditeur, 1995), Sérenissime assassinat (éd. Verticales 2001), Nouveaux Mémoires de l’Abbé de Choisy, pour servir de supplément aux modes du Grand Siècle (éd. Yvon Lambert, 2002), Le Sommeil de la raison (éd. Verticales, 2003), La Marchande d’enfants (éd. Verticales, 2003), Chaque jour est un arbre qui tombe (éd. Verticales, 2006), Carnets d’Asie (éd. Verticales, 2010).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier: GEORGES BATAILLE ET L’EXPÉRIENCE DES LIMITES n° 37 |