Ernest de GENGENBACH

Ernest de GENGENBACH



Lorsqu’il découvre en 1925 la revue La Révolution surréaliste, l’Abbé Gengenbach, 21 ans, vient d’être rejeté par l’Église catholique romaine. Il est bouleversé et se dit sauvé en adhérant aussitôt à cette « révolte totale contre ce qui ligote l’homme ». Il écrit à André Breton, qui demande à le rencontrer dans la foulée. Breton publie trois lettres de Gengenbach dans la revue. Dès lors, l’ancien séminariste se réclame, toujours en soutane, du surréalisme, mouvement poétique athée et révolutionnaire. Il va encore enfoncer le clou de la provocation en signant son Pacte de Plombières avec Satan et publier dans les années qui suivent, entre 1927 et 1949, une dizaine de livres satanistes sous le pseudonyme de Jehan Sylvius, des ouvrages érotico-mystiques sous celui de Jean Genbach et des autobiographies hagiographiques sous celui de Ernest de Gengenbach, passant « de Satan à la Vierge Marie », selon ses termes. Gengenbach narre ses expériences de débauches, ses phantasmes et ses réminiscences livresques et dresse son autofiction. Il alterne ainsi écrits sacrilèges et témoignages mariaux, tout en fréquentant l’intelligentsia française athée, mais aussi d’éminents prélats et écrivains catholiques, dont Jacques Maritain. Gengenbach sent le souffre et l’eau bénite. Le scandale, il le recherche, est souvent au rendez-vous. La contradiction, toujours, aussi.

Ernest Gengenbach (il ajoute plus tard une particule à son nom), né le 6 novembre 1903 à Gruey-lès-Surance (Vosges), à quarante kilomètres d’Épinal, est le fils de Joseph Gengenbach, officier de carrière et de Marie-Héloïse Viard. Le milieu familial est catholique « janséniste » selon l’auteur et politiquement adepte des monarchistes de l’Action française. Son père est tué sur le front en 1918 durant la Première Guerre mondiale. La mère, bigote, s’occupe seule de ses cinq enfants et destine l’aîné à une carrière religieuse. C’est ainsi qu’Ernest entre au séminaire de Saint Colomban de Luxeuil en 1916, puis au grand séminaire de Saint-Dié. En 1924, âgé de vingt et un ans, il suit un stage, pour compléter sa formation, chez les Jésuites, au lycée Saint-Louis-de-Gonzague, à Paris, lorsqu’intervient le moment crucial de sa vie, qu’il relate dans Satan à Paris (1927) : Il s’échappe de l’Externat du Trocadéro pour aller voir au théâtre de l’Athénée Romance, pièce en 3 actes du Normand Robert de Flers et de Francis de Croisset. Le sujet est l’idylle d’un jeune pasteur protestant avec une cantatrice. Tout un programme qui va gagner en actualité ! Le jeune homme écrasé par l’éducation bourgeoise et religieuse de sa mère, tombe ce soir-là amoureux d’une jeune comédienne de l’Odéon, qui l’emmène vivre une nuit de fête, de danse, de joie, sensuelle, érotique et copieusement arrosée, au bal Romano de la rue de Caumartin, où se produit alors la magnifique Joséphine Baker. À cette soirée non conventionnelle pour un Jésuite, s’ajoute le fait que Gengenbach, ce qui est formellement interdit, est habillé en civil. De retour chez les Jésuites, Gengenbach est dénoncé par un séminariste et chassé de l’institution. Il ne sera jamais ordonné prêtre de l’Église catholique romaine, mais continuera, par provocation, à porter la soutane. Gengenbach rentre chez lui, dans les Vosges, à 28 kilomètres au sud d’Épinal, à Plombières-les-Bains, la « Ville aux mille balcons », station thermale très à la mode notamment au XIXe siècle, sous Louis-Philippe et Napoléon III. La mère, qui apprend l’équipée de son fils par une lettre de l’évêque de Saint-Dié, le renie et le chasse à son tour, ainsi que, dit-il, Régine Flory qui ne l’aime qu’en soutane. Gengenbach connait une deuxième déconvenue amoureuse, à Plombières, auprès de la soprano et épouse du poète Paul Géraldy, Germaine Lubin, très belle femme et diva internationale en vogue de l’entre deux guerres, venue donner un récital dans la ville thermale. Effondré et perdu l’Abbé répudié de Plombières séjourne alors chez sa cousine à Retournemer et se rend le soir sur les rives du lac de Gérardmer (« Une grande voyante à Paris m’a dit que j’appartenais à l’eau et que ma destinée s’accomplirait par l’intermédiaire d’un lac, d’un fleuve, ou de l’Océan ») avec l’idée de mettre fin à ses jours.

Puis, vient la « rédemption » : Gengenbach découvre le surréalisme, qui prône une « libération totale de l’esprit ». Il écrit : « Le surréalisme est un mouvement de révolte totale contre ce qui ligote l’homme, lui fait croire à son impuissance, à son ignorance, à son emprisonnement dans le réel créé et le pousse à se résigner à sa condition d’homme. Il est une confiance éperdue dans le devenir de l’homme, une attente messianique de ce qui pourra être à la place de ce qui est... En somme, le surréalisme est un refus de ce qui est, un acte de foi en les possibilités illimitées de l’imagination, un mépris de l’intelligence raisonnante incapable de parvenir à la vérité, à plus forte raison à la croyance ; il est la libération du subconscient de l’âme de tout ce qu’on y refoule : rêves dangereux, instincts monstrueux, désirs insensés. » Le surréalisme, dira-t-il, le ramène à la vie : « Je suis un surréaliste luciférien, un poète maudit, un pécheur public, je sens le fagot, je suis bon à jeter aux oubliettes de la chrétienté. »

Cette révélation provient de sa lecture de la revue La Révolution surréaliste n°2 (janvier 1925), qui contient une enquête sur le suicide, auquel renonce Gengenbach, car il a « peur du froid, de l’image rigide de son cadavre… » et écrit le 10 janvier 1925 une lettre poignante à André Breton qui la  publie en ouverture de La Révolution surréaliste n°5 (octobre 1925) : « Messieurs, Ces jours-ci, un jeune homme a tenté de se sucider en se jettant dans le lac de Gérardmer. Ce jeune homme était, il y a un an, l’abbé Gengenbach, et se trouvait chez les Jésuites, à l’Externat du Trocadéro, 12 rue Franklin… À cause de cela on a essayé d’étouffer le scandale à Gérardmer, mais je sais que le désir de ce jeune homme était au contraire qu’on fît du bruit autour de ce suicide. Ce jeune homme c’est moi. Quand vous recevrez cette lettre, j’aurai disparu, mais si mes renseignements ne vous suffisent pas, je vous autorise à vous adresser à ma cousine, Mlle J. Viry, institutrice à Retournemer, près Gérardmer… J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulchres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! »

Gengenbach, « un mythomane doublé d’un aventurier », pour Michel Leiris. Le scandale qu’il recherche est souvent au rendez-vous. La contradiction aussi. Imprévisible et désespéré, fantasque et délirant, mythomane et érotomane, Gengenbach est atteint d’un trouble dissociatif de l’identité (un dédoublement de la personnalité), il proclame être la réincarnation de Dom Robert Jolivet (abbé bénédictin normand félon du XVe siècle, dénoncé en 1420 comme le « chien couchant des Anglais »). Il se défend d’être un homme de lettres, mais le précise sur ses cartes de visite. Séminariste, il se vante d’être le premier surréaliste sataniste et d’œuvrer à un érotisme de la transgression, tout en étant un anticommuniste primaire et un farouche partisan de l’Algérie française. Il clame haut et fort en 1925 : « Je dois mon salut à Monsieur André Breton » et dédicace en 1952 son Satan à Paris à Pierre Poujade « en souhaitant que, comme ma compatriote lorraine Jeanne d’Arc, il aide la France humiliée et bafouée à reprendre conscience de sa vocation royale. » Gigolo gominé de Plombières, Abbé défroqué en soutane à l’œillet rouge, homme entretenu (par de riches veuves) et pique-assiette (auprès des prélats et autres dignitaires religieux), diplomate d’opérette, Gengenbach multiplie les vies et les expériences, sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes…. Ernest de Gengenbach schizophrène halluciné et hallucinant est, insaisisable, le plus allumé des Vosgiens.

Gengenbach  accumule les apostasies spectaculaires suivies de retours à Dieu, « tout en s’opposant, écrit Christophe Stener (in Ernest (de) Gengenbach, Sa vie, deux volumes, Books on Demand, 2022) au catholicisme social et à l’ouverture aux églises du tiers-monde, se rapprochant de Monseigneur Lefebvre et de son catholicisme intégriste, tout en continuant à dénoncer la trahison de l’Église originelle et la proscription de tout érotisme sacré, l’édulcoration de l’image du Christ, non plus surhomme mais créature de pure souffrance, appellant à « décrucifier le Christ » et de réclamer des changements dans la gouvernance de l’Église, à savoir la participation plus directe des clercs, et, l’admission des prêtres mariés… Gengenbach a passé sa vie a réinventer sa vie, romançant des épisodes réels de manière onirique et surréaliste, se campant dans des rôles flatteurs d’espoir puis de victime du Vatican, de pilier puis de relaps du surréalisme, déposant avec éclat sa conversion aux pieds de l’Autel mais déjà relaps en rédigeant en sous-main des brûlots anti-cléricaux, plénipotentiaire diplomatique du Vatican et du général de Gaulle « mystifié », tout à la fois luciférien et adorateur de la Vierge Marie… C’est un ambitieux, de modeste extraction, qui, conscient de ses grandes capacités intellectuelles, et usant d’un indéniable pouvoir de séduction, se rêve successivement, et nous dirons même conjointement, prêlat de l’Église catholique romaine et auteur profane voire sacrilège à succès, rêvant de la gloire… »

Quelle est la part de sincérité dans ce qu’il dit transmettre dans ses œuvres, qui traitent de l’expérience démoniaque, rencontres et expériences de sa vie : le surréalisme, le sacré, la magie sexuelle, l’amour, la femme éternelle, le satanisme  ? Gengenbach joue sur tous les tableaux. Il accuse (sa mère, l’église, les prêtres, les surréalistes, ses amantes), se disculpe et tend vers la paranoïa. André Breton après l’avoir adoubé, a compris qu’il était lui aussi abusé par les « démarches étranges de M. Jean Genbach » et rompt le contact, ne répond plus à ses missives suppliantes… Dès le retour en France de Breton, en 1946, Gengenbach le sollicite, se disant démuni de tout, dépouillé par « l’Armée de Leclerc », il lui demande de l’accueillir et de l’aider. Breton ne répond pas.

Le reste de la vie de Gengenbach est marquée par une déréliction maniaco-dépressive. Il alterne retraites monastiques et internements en centres psychiatriques. « La fin de vie de l’astre Gengenbach est assez triste, celle d’un écrivain oublié, passé de mode, dans la panouille en permanence, qui solliscitera Jacques Chancel en 1976 pour une émission où, une dernière fois, il remonte sur la scène, de manière à la fois touchante et dérisoire », écrit Christophe Stener. Malade, amputé de la jambe droite (à la suite d’une artérite), Ernest de Gengenbach meurt le 26 décembre 1979 à Châteauneuf-en-Thymerais (Eure-et-Loir).

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : L’Abbé de l’Abbaye, Poèmes supernaturalistes, avec 16 bois gravés d’Alexandre Alexeïeff (La Tour d’Ivoire, 1927), Satan à Paris (Meslin, 1927. Rééd. Passage du Nord-Ouest, 2003), Jehan Sylvius, Comment on force l’amour (Bourzac, 1929), Jehan Sylvius, Messes noires, satanistes et lucifériens, choses vues (Éditions de Lutèce, 1929), Jehan Sylvius, avec Pierre de Ruynes (Pierre Renaud), La Papesse du diable, roman de mystère, de magie et d’amour  (Éditions de Lutèce, 1931. Rééd. Éric Losfeld, 1958. Rééd. Éditions Ombres, 2001), Surréalisme et Christianisme (Imprimerie bretonne, 1938), Espis, un nouveau Lourdes ? Des Ténèbres Sataniques à l’Étoile du Matin (Imprimerie A. Fauvel, 1949. Rééd. Marc-Gabriel Malfant, 2019), Judas ou le vampire surréaliste (Éditions Premières, 1949. Rééd. Éric Losfeld, 1970. Rééd. Éditions Cartouche, 2010), L’Expérience démoniaque, racontée par Frère Colomban de Jumièges (Éditions de Minuit, 1949. Rééd. Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1968. Rééd. Camion noir, 2012).

À consulter : Christophe Stener, Ernest (de) Gengenbach, Sa vie, deux volumes (Books on Demand, 2022), Christophe Stener, Ernest (de) Gengenbach, Son œuvre, deux volumes (Books on Demand, 2022), Maria Emanuela Raffi, Autobiographie et imaginaire dans l'œuvre d’Ernest de Gengenbach (L’Harmattan, 2008).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55