Claude LE PETIT

Claude LE PETIT



APOLOGIE DE CLAUDE LE PETIT, POUR SAUVER UN POÈTE NORMAND DU BUCHER

(Extraits)

 

par Christophe DAUPHIN

 

Claude Le Petit fut « accusé d’avoir fait le libelle intitulé Le Bordel des Muses ou les neuf pucelles putains, plusieurs feuilles escriptes de sa main faites contre l’honneur de Dieu et de ses saints » Il n’en fallu pas davantage pour qu’il soit condamné, le 26 août 1662. La sentence est confirmée en appel le 29 août et appliquée le 1er septembre 1662 : « pour réparation de quoy ledit Le Petit seroit… conduit et mené en la place de Grève ou il auroit le poing droit coupé, puis attaché à un poteau et bruslé vif avec son procès et les cendres jettées au vent, ses biens acquis et confisqués au roy… »

Claude avait 23 ans. Il ne vivait pas à l’époque de l’antiquité ou au Moyen-Âge, où dans une contrée obscure, mais en France, au XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV. Cent quatre ans plus tard, au XVIIIe siècle, le 28 février 1766, à Abbeville, le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre, vingt ans, est condamné par le présidial d’Abbeville pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables » à faire amende honorable, à avoir la langue tranchée, à être décapité et brûlé.

Le sort de Claude Le Petit et celui du chevalier de La Barre, posent évidemment plusieurs questions cruciales : celles de la liberté d’expression, du droit au blasphème, des Droits de l’Homme, de l’indépendance de la Justice et bien sûr de la séparation de l’État et de l’Église, laquelle interviendra, nous le savons ; dans une loi française d’une grande importance, codifiant la laïcité, le 9 décembre 1905. On entend trop souvent dire que cette Loi sert en France à protéger les croyants. Au regard de notre histoire, Claude Le Petit et le chevalier de La Barre en sont des exemples, il s’agit plutôt de l’inverse : de nous protéger des croyants, du moins, pas d’amalgame, du fanatisme de certains d’entre eux, de leurs religions, au sein desquelles la politique joue son rôle ; religions aussi variées que fantaisistes, qui se battent parfois entre elles pour les droits d’exploitation de dogmes au mieux ridicules, au pire, criminels ; souvent les deux. Certes, cette Loi n’a pas empêché les attentats islamistes en France (ils sont mêmes dirigés contre elle) : 42 attentats, 267 victimes, depuis le 11 mars 2012, les tueries à Toulouse et Montauban… et Samuel Paty ; c’est un autre sujet.

Mais, cette Loi protège aujourd’hui Claude Le Petit et le chevalier de La Barre, en France. Nous savons qu’avant leur martyr, il existait déjà des contrées où le pire existait et existe toujours en 2021. Souvenons-nous, à la suite des horribles assassinats, condamnations ou persécutions des poètes et écrivains Jean Sénac, Youcef Sebti, Tahar Djaout Salman Rushdie, Lounès Matoub, Taslima Nasreen… et Charlie Hebdo, et Charlie Hebdo, du sort réservé au poète palestinien Ashraf Fayad, condamné en Arabie saoudite, en 2013, aux excuses sous la menace, à quatre ans de prison et à huit cents coups de fouet, pour avoir tenu de supposés propos contre Dieu, à la terrasse d’un café d’Abha, et de promouvoir l’athéisme dans ses poèmes. Souvenons-nous que le mardi 17 novembre 2015 : un autre « tribunal » arguant que « le repentir, c’est pour Dieu » est revenu sur la première sentence pour condamner à mort le poète. Mardi 2 février 2016, la Cour d’appel du tribunal d’Abha annula, sous la pression internationale, le précédent jugement prévoyant « l’exécution pour apostasie » pour la transmuée en une ignoble sentence de huit ans de prison et de huit cents coups de fouet, au rythme de cinquante coups par séance. Ashraf Fayad étant également « tenu de se repentir dans un média officiel », selon le verdict.

Chaque jour, sur toute la planète, des femmes et des hommes sont encore et toujours massacrés, torturés, terrorisés, emprisonnés au nom de religions. Dans un dangereux mélange de peur – que nous rebaptisons « respect » – et de paresse intellectuelle, nous nous soumettons au pire, en nous abritant derrière une autre illusion : le fanatisme ne serait qu’une exception confirmant la règle de religions faites de paix et d’amour. La paix et l’amour, c’était Claude Le Petit, mais certainement pas vous !

Claude Le Petit n’avait rien d’angélique et sa vie ne s’y prêtait pas. Je n’aime pas les comparaisons hâtives et un rien faciles, mais s’il fallait s’y risquer, je dirai que Claude Le Petit est le « François Villon normand ». Non qu’ils aient vécu au même siècle et qu’ils se soient connus : François Villon a vécu au XVe siècle, sous Louis XI de 1431 à 1463, et Claude Le Petit au XVIIe siècle, sous Louis XIII. Pour le reste, le rapprochement est évident : une vie pleinement vécue dans la révolte, la chair, le vin et la débauche libertine (rejoignant chez eux le crime et un comportement parfois ignoble, ne soyons pas idéaliste) et quel talent de poète !

Pour en apprendre davantage sur Claude Le Petit, c’est encore du côté de l’incontournable Frédéric Lachèvre, qu’il faut se tourner : « Quand nous mettons Claude Le Petit en bon rang parmi les libertins du XVIIe siècle, des successeurs de Théophile de Viau, nous ne le calomnions pas ; sa vie et ses œuvres le classent au nombre des plus représentatifs sujets de cette catégorie d’esprits dont on a fait avec quelque exagération, croyons-nous, les ancêtres de nos libres penseurs. Claude Le Petit a réalisé le type du libertin, de l’impie et de l’athéiste portraituré par leur ennemi le plus redoutable, le Père Jésuite Garassus, trente-cinq ans auparavant, dans sa Doctrine curieuse (1623) : « J’appelle Libertins, nos yvrongnets, mouscherons de tavernes, esprits insensibles à la piété, qui n’ont autre Dieu que leur ventre, qui sont enrôlez en cette maudite confrérie, qui s’appelle la Confrérie des Bouteilles — II est vray que ces gens croyent aucunement en Dieu, haïssant les Huguenots et toutes sortes d’hérésies… J’appelle Impies et Athéistes ceux qui sont plus avancez en malice, qui ont l’impudence de proférer d’horribles blasphèmes contre Dieu ; qui commettent des brutalitez abominables, qui publient par sonnets leurs exécrables forfaicts (Le Bordel des Muses), qui font de Paris une Gomorrhe... »

Claude Le Petit est né le 30 août 1662, à Breveuil, alors commune de Dampierre-en-Bray, près de Forges (fils de Édouard Petit et Anne Cherbault, natifs de Gournay-en-Bray), et a été élevé par une de ses tantes. Son père et son demi-frère Sébastien sont tailleurs. Claude Le Petit loge à Paris, rue Dauphine, près du Pont-Neuf, non loin de l’atelier de son père et de son frère. Sa belle-mère, Élisabeth Billon, le tient à l’écart de la maison et de l’atelier paternels et favorise son fils Sébastien.

Envoyé dans le pays de Bray chez une de ses tantes, au lendemain de la mort d’Anne Cherbault, sa mère, Claude passe à Beuvreuil son enfance. Il ne quitte le hameau que pour aller à Gournay, compléter les premiers rudiments de connaissances, inculqués par le curé. Son intelligence et ses dispositions pour l’étude, ses succès scolaires à Gournay, font que sa tante parvient à convaincre le père de faire étudier son fils à Paris, au Collège de Clermont, chez les Jésuites.

Claude manifeste un caractère frondeur, un tempérament voluptueux, qui ne connait pas de limite. Fantaisiste et rebelle à la discipline sévère des bons Pères, il « quitte soudainement le Collège de Clermont, dit Jean Rou, à cause d’une correction un peu forte qui ne lui avait été que trop justement infligée ». Claude ne rentre pas au foyer paternel où il n’a fait, pour ainsi dire, que passer. Il se loge aux environs du Pont-Neuf et commence ses études de Droit. Il entend vivre la « bonne vie naturelle », c’est-à-dire se procurer tous les plaisirs dont il entend se rassasier. Parmi les libertins, qu’il rencontre, sa préférence va aux plus dévergondés. L’un d’eux, Michel Millot dit l’aisné, vient d’écrire deux dialogues obscènes qu’il intitule L’Escole des filles ou la philosophie des dames, qu’il communique à Jean L’Ange, gentilhomme servant du roi, ami de Tristan L’Hermite, et à Claude Le Petit, auquel il demande d’enrichir le livre de l’un de ses poèmes.

L’affaire, imprimée à 300 exemplaires, tourne mal. Le 7 août, Millot, auteur de L’Escole des filles, est condamné à être pendu et étranglé, à voir ses biens confisqués et à payer quatre cents livres parisis d’amende. Claude Le Petit peut s’estimer heureux de n’avoir pas été inquiété. Claude assiste le 9 août, à l’exécution de la sentence (en effigie, car Millot s’est enfui. Fin 1655, début 1656, Claude Le Petit passe avec succès ses premiers examens de Droit, grâce aux subsides de son père. Mais ces subsides cessent vers le milieu de 1657, avant qu’il ne soit reçu avocat au Parlement de Paris. Claude écrit alors furieusement, et cela ne se démentira pas par la suite, alignant les poèmes et les rimes à la douzaine et tente, avec plus au moins de succès, de vivre de son talent.

C’est ce qui l’amène à prendre part aux recueils collectifs de La Muse de la Cour. Brusquement, Claude abandonne La Muse de la Cour. Entre le 28 octobre et le 1er novembre il a commis un assassinat. Ses goûts l’attirent dans des milieux troubles où les rivalités fréquentes se dénouent ordinairement par des coups de couteau.

Claude Le Petit s’exile et prend la route de l’Espagne, pays dont la capitale lui fournit la matière de son Madrid ridicule. Puis, Claude passe en Italie et de là en Autriche. Après la Bohème, notre poète parcourt l’Allemagne où il se fait deux précieux et fidèles amis, Christien Wolfang, gentilhomme et maître d’hostel de Son Altesse Mgr le prince de Sulzbach, et le baron de Schildebek (c’est ce dernier qui fera plus tard imprimer Le Bordel des Muses, de Claude Le Petit). Le voyage de Claude se poursuit en Hollande. De là, grâce à la générosité de quelques-uns (?), il parvient à s’embarquer pour l’Angleterre. Il visite Londres et rentre définitivement en France.

Au mois de février 1661, Claude arrive à Paris, après une absence de trois années et demie. C’est une œuvre, commencée depuis quelques temps déjà, qui l’accapare, sur Paris, à l’imitation de La Rome ridicule d’un autre poète Normand, Saint-Amant : La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule. Claude Le Petit hésite à publier son livre devant les audaces et outrages qu’il contient : Paris, c’est la cité de merde. Son humour acide et burlesque sur les monuments parisiens, sur tout ce qui constitue la ville, sont aussi prétexte à des saillies libertines, des attaques contre des personnalités. Il ne ménage personne, les nobles, les comédiens, les jésuites.

Claude Le Petit écrit comme il vit, à cent à l’heure, comme s’il pressentait sa vie courte. Il est déterminé et inflexible : « N’en déplaise à la Mode et au Sixain, il n’en sera que ce qui me plaira. Que dis-je, il n’en sera rien du tout. Et comme on ne scauroit faire boire un Asne s’il n’a soif, on ne sçauroit (sans comparaison) faire escrire un Autheur s’il n’en a envie. J’ay une teste aussi bien qu’un autre ; et c’est mal débuter pour obtenir quelque chose de moy de me rompre en visière par un Il faut ou un Je veux : La civilité passe par tout et belles paroles n’écorchent point la langue… Qu’on en dise tout ce qu’on voudra, nous n’en écouterons que ce que nous voudrons… »

Il profite de tout en toute occasion : la chair, les femmes, le vin, les cabarets, mais aussi les voyages, livres, les cultures. Poète, libertin, Claude est aussi un érudit. S’il sait être ordurier, il sait tout autant être le plus raffiné des hommes. Il est charmeur, séduisant et il séduit. Il parle et écrit parfaitement l’espagnol et l’italien, dont les littératures lui sont familières. Pour ce qui est du sens moral, la chose est plus variable. Il connait des moments difficiles : un régime de famine. La vie d’un poète, à cette époque n’est pas chose enviable (l’est-elle devenue de nos jours ?).

Claude le dit très bien dans sa préface à L’Heure du Berger : « Ha Ciel ! qu’un honneste homme a de mal en ce monde pour gaigner sa chienne de vie ; que le mestier de l’Escritoire est un mestier incommode, et que c’en est un agréable de vivre de ses rentes. Mais j’ay beau pindariser ; j’ay beau crier ô Temps ! ô Siècle ! ô Mœurs ! ou plustost ô Libraire, ô Typographe ! ô Lecteur ! Point de nouvelles, c’est Philosophie perdue, c’est Morale inutile. Autant eu emporte le vent, ils ont des yeux et ne voyent goutte, ils ont des oreilles et ne m’entendent point ; il faut avaler ce Calice, et, bon gré mal gré que j’en aye, faire une corvée, je veux dire une Preface…. »

Claude n’a toujours que sa plume. Mettant à profit sa connaissance de l’espagnol, il traduit, adapte au goût français, une œuvre de Antolinez de Piedrabuena, qui a connu plusieurs éditions dans son pays d’origine (l’édition originale date de 1635). L’Escole de l’Interest et l’université d’amour. Songes véritables, ou Veritez songées. Galanterie morale (A Paris, chez Jean Guignard, dans la grand salle du Palais, à l’lmage Sainct Jean, du 24 octobre 1661), se présente au public avec un envoi, « Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur » : On m’avoit conseillé de bâtir une Epître -A quelque Grand Seigneur de magnifique Titre ; - Mais j’ay ry du Conseil, et je n’en ay fait rien. - Dieu m’a fait naistre libre, et je veux tousjours l’estre, - Je considère plus ma liberté qu’un Maistre, - Juge, Sage Lecteur, si j’ay fait mal, ou bien.

Claude se consacre, avec amour pourrait-on dire, à ses poèmes érotiques. « Il avait là un génie poétique qui aurait permis de le comparer à Ovide », ajoute Frédéric Lachèvre. Claude Le Petit n’ignore rien des risques encourus, en blasphémant de la sorte.

Claude Le Petit enchaîne, afin de remplir sa bourse, l’espace de deux jours et demi, avec une nouvelle autobiographique : L’Heure du Berger, demy-roman comique ou roman demy-comique (A Paris, chez Antoine Robinot, Marchand Libraire, sur le Quay des Augustins, à l’Icare, 24 novembre 1661), qui narre sous l’anagramme de Pilette une aventure amoureuse dont il a été récemment le héros, chez une certaine Magdeleine Boctois, qui semble avoir compter pour lui, parmi ses nombreuses conquêtes amoureuses.

Nous entrons à présent dans la période critique de la vie de Claude, alors qu’il écrit un dernier adieu à un ami. Il s’agit du sonnet sur le supplice de Jacques Chausson dit des Estangs. Ce dernier, 28 ans, autrefois commis à l’Hôtel des Fermes du roi, est incarcéré le 21 août 1661. Le 25 août un de ses anciens collègues, Jacques Paulmier dit Fabry, 28 ans, est également arrêté. Les deux avouent pratiquer la sodomie, mais aussi de fournir des sujets à de nobles personnages : le baron de Bellefore et le marquis du Bellay.

Depuis deux ans et demi, Chausson qui n’a plus d’emploi vit d’écritures et de copies « qu’il faisoit pour les uns et les autres » Paulmier est commis à l’Hôtel des Fermes du roi. Ils font des aveux, qu’ils renient ensuite. Le sort est jeté. Ils sont condamnés le 25 novembre à avoir la langue coupée et leurs corps brûlés. Le Petit écrit : Si l’on brûlait tous ceux - Qui font comme eux - Dans bien peu de temps hélas - Plusieurs seigneurs de France - Grands prélats d’importance - Souffriraient le trépas. La sentence est confirmée par le Parlement, le 29 décembre 1661 et l’arrêt exécuté immédiatement sans qu’ils aient été préalablement étranglés au poteau. Claude Le Petit écrit : Amis, on a brûlé le malheureux Chausson, - Ce coquin si fameux, à la tête frisée ; - Sa vertu par sa mort s’est immortalisée : - Jamais on n’expira de plus noble façon. Claude Le Petit est-il vraiment conscient de ce qui vient de se passer ? Toujours est-il qu’il décide de réunir ses poésies satiriques et érotiques, sous le titre de Le Bordel des Muses ou les neuf Pucelles putains, caprices satiriques de Théophile le Jeune. La partie originale de ce recueil se trouve dans L’Europe ridicule ; dans l’esprit de la fameuse Rome ridicule, avec cette différence que le poème de Saint-Amant n’a rien d’irréligieux. L’Europe ridicule comprend : La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule, La Pantalonade ou Venise ridicule, L’Autrichiade ou Vienne ridicule, Le Cromwellisme ou Londres ridicule et La Castilladc ou Madrid ridicule. De ces cinq ensembles, deux seulement sont parvenus jusqu’à nous : Paris ridicule et Madrid ridicule. La perte des trois autres est très regrettable.

La police a vent de l’impression du Bordel des Muses et fait une descente chez l’imprimeur, les Rebuffé, ce qui amène la saisie du manuscrit et du poète.. Il n’existe guère de doute sur le sort qui attend notre malheureux poète. La sentence de la Chambre criminelle du Chatelet, présidée par le Prévôt de Paris, déclare Claude Le Petit atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine pour avoir composé le livre intitulé Le Bordel des Muses et autres écrits contre l’honneur de Dieu et de ses saints, et le condamne à avoir le poing droit coupé et à être brûlé vif en place de Grève. Elle condamne Eustache Rebuffé à être fustigé et banni pour neuf années de la ville de Paris. Pierre Rebuffé en est quitte pour être admonesté en la Chambre du conseil avec défense de récidiver sous peine de punition. Les condamnés font appel au Parlement de Paris.

L’arrêt, rendu le 31 août, confirme la sentence des premiers juges. La seule atténuation apportée est, que « Claude sera étranglé secrètement au poteau avant d’être brûlé ». Le 1erseptembre 1662, quelques heures avant son supplice, Claude Le Petit demande à parler au baron de Schildebek ami qu’il a connu en Allemagne. La requête est accordée. Claude lui fait promettre de publier son Bordel des Muses et lui indique l’endroit où il en a caché une copie. Le baron promet. Au moins rassuré sur le sort de son œuvre.

Claude Le Petit est ensuite conduit, sur une charrette, nu, en chemise, une corde au cou, devant Notre-Dame-de-Paris. On le fait descendre une torche ardente à la main. On l’oblige à s’agenouiller et à déclarer à haute et intelligible voix que « c’est méchamment et de manière impie, qu’il a composé, écrit et donné à imprimer les écrits et libelles qu’il a reconnu lors de son procès et pour lesquels il demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ». Puis, le sinistre cortège poursuite sa non moins sinistre route vers la Place de Grève, dont la superficie n’est alors que du quart de l’actuelle place de l'Hôtel-de-Ville actuelle (rebaptisée ainsi, en 1803).

Cette place a longtemps eu mauvaise réputation. Et pour cause : elle fut pendant plus de cinq siècles, du XIVème siècle et jusqu’à 1830, un des lieux privilégiés par la justice pour y procéder aux exécutions publiques. Claude Le Petit, vingt-trois ans, de Notre-Dame-de-Paris, arrive, sur une charrette, toujours une corde autour du cou et vêtu d’une simple et longue chemise blanche, sur la place de Grève, « accompagné » tout le long du trajet par une foule en délire, qui hurle et vocifère contre lui, le condamné à mort.

L’exécution de Claude, comme les précédentes et comme le seront les suivantes, est un spectacle à ciel ouvert, auquel une foule importante s’empresse d’assister. Il s’agit d’être aux premières loges de l’attraction phare du jour, à Paris. Plus la torture est effroyable, plus la foule s’en divertit. Et lorsque le bourreau maîtrise « son art », il est même acclamé. À l’inverse, si l’exécution est jugée « ratée », pas assez spectaculaire ou trop rapide, il est hué. Le sort réservé au supplicié dépend de sa condition sociale et de son crime. Dans le cas de Claude, c’est le bucher des « hérétiques ». Le bourreau se saisit de Claude, le met à genoux, la main droite sur un billot et muni d’une hache lui coupe d’un coup net la main droite. Le même bourreau le traîne ensuite au bucher, l’attache au poteau, et allume le feu. Dès les premières flammes, le bourreau, qui se tient derrière Claude, lui passe un garrot autour du cou et serre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le bucher s’enflamme totalement. Les cendres de Claude sont jetées dans la Seine le lendemain matin dès potron-minet. Voilà, c’est fini... Reste encore la saisie des biens de Claude Le Petit au profit du Roi. C’est vite vu. Il n’y a rien à saisir.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).


Illustration : Lionel Lathuille, Annonciation au chien (2008). Détail. Peinture acrylique, encres et collages sur toile, 150 cm x 150 cm. Collection privée. D. R.


Œuvres : Les œuvres libertines de Claude Le Petit : L’Escole de l’Interest et l’Université d’Amour ; L’Heure du berger, demy-roman comique ou roman demy-comique ; Le Bordel des Muses ou les neuf pucelles putains ; Paris ridicule ; Madrid ridicule, édition de Frédéric Lachèvre (Honoré Champion, 1918. Rééd. Slatkine, 1968), Claude Le Petit et la Muse de la cour (Honoré Champion, 1922), La chronique scandaleuse ou Paris ridicule (La Connaissance, 1927), L’Heure du Berger (Plain Chant, 1993), Sonnets luxurieux (Urdla, 2002), Œuvres libertines (Cartouche, 2012).

 

LA MUSE DE LA COUR (extrait)

 

L’ADIEU DES FILLES DE JOYE A LA VILLE DE PARIS

 

AU LECTEUR

 

Je prétens vous faire part au premier jour (si vous voyez de bon

œil ce petit effort, de ma Muse) de tout ce qui s’est fait et passé à la prise et magnifique conduite de ces belles et joyeuses Dames ; leur Embarquement, les Réceptions qui leur seront faites aux villes, bourgs et villages de leurs routes, les Députez qui leur feront Harangues et Complimens à leurs Entrées, les Feux de joye, Bals, Comédies, et autres passe-temps pour les divertir.

 

Esprits, qui faute de matières,

Croupissez dans l’oisiveté,

Et privez la postérité

De vos esclatantes lumières ;

Apprenez en lisant ces vers

Que c’est affronter l’Univers,

Consumer à crédit les encens de la Muse,

Faire au pauvre Renom incartade tout net,

Qui d’un jet fameux enflant la cornemuse,

Fait pulluler la corne, et vuider le cornet.

 

Demeurez donc dans le silence

Ténébreux enfans de la nuict,

Goustez sans allarme, et sans bruit,

Les douceurs de la nonchalance.

Je chante en dépit des destins

Le dolent Adieu des Putains,

De leur mourant trafic, la déroute mortelle,

Ce n’est point profaner l’eau du sacré ruisseau.

J’ayme mieux rendre en vers la Muse maquerelle

Que de passer en prose ailleurs pour maquereau.

 

Muse aux gages de Cythèrée,

Qui rime si souvent pour rien,

Qui te nourris de rost de chien,

Et d’autre semblable denrée :

Pour te fortifier les flancs

D’un quartron de mirobolans :

Je te regaleray ma gaillarde Eratine,

Conduis de l’œil ma plume en l’essor qu’elle a pris

Assise sur ton cul monstre m’en la routine

Et fay parler tes sœurs, les Nymphes de Cypris.

 

Je voy parestre la première,

La grande Jeanne au nez de rubis,

Qui jadis remporta le pris

Dans la plus fameuse carrière ;

Loin de pleurer ses péchez vieux

Vous la voyez chier des yeux

Pour quelque accolade nouvelle,

Dans cet événement fatal

Qui la conduit de l’escarcelle

Au grand chemin de l’Hospital.

 

Celte vieille rosse est suivie

Des officiers du mestier,

Qui chacune dans son quartier

Usa les beaux jours de sa vie,

A présent leurs feux languissans

Sollicitant en vain leurs sens

Aux doux efforts de la nature.

On voit ces squelettes maudits,

Mesme acheter avec usure

L’amour qu’elles vendoient jadis.

 

Leur affliction est publique

Comme leur chaude amour la fut,

Et toutes, lisant le statut,

pestent contre la politique.

Les demoiselles du Marais,

Les courtisanes du Palais,

Les Infantes du Roy de cuivre,

Celles de la butte Saint Roch.

Dans ce grand chemin se font suivre

De pauvres coquettes sans coq.

 

Catin, Suzon, Marotte, Lise,

Dans l’oisiveté de leurs traits,

Pleurent maint page, et grand laquais

Dont elles perdent la chalandise ;

Fanchon regrette son Courtaut,

Nillette son Paillard badaud,

Janneton ses pauvres Soudrilles,

Qui dedans sa tentation

Escroquoit aux malheureux drilles

Solde et pain de munition.

 

Après les superbes Infantes,

Les teins de rozes et de lys,

Les Nichons, les Amarillis,

Les Climenes, les Amarantes,

Songeant aux bons coups de muzeaux

Qu’elles avoient des Damoiseaux,

Mangeant le chasseur et la proye :

Le commun escuëil d’amitié

Les change de filles de joye

En pauvres filles de Pitié.

 

La Bourgeoise, avec la Marchande.

La Demoiselle au cul crotté

Suivant cette fatalité,

Croissent cette nombreuse bande,

La noblesse s’y trouve aussi,

Les Nymphes à l’amour chancy,

Enfin toutes les bonnes Dames

Qui se gouvernent un peu mal,

Ayant brûlé de mesmes flammes.

Ont toutes un destin esgal.

 

Jeanne de qui la beauté morte

Servoit de phanal a leur cours.

Ayant laissé loin les Fauxbourgs

Avec sa pleurante cohorte ;

Les longs sanglots, et les hauts cris

Qu’elle poussoit devers Paris,

Réveillant sa réminiscence,

Elle mit la campagne à dos,

Et sur le haut d’une éminence

Rompit le silence en ces mots :

 

Fameux tesmoins de nos disgrâces,

Toy qui le fus de nos plaisirs,

Qui tiens de nos seconds loisirs

L’immortalité de tes races,

Charmant séjour des voluptés,

Retraite des Divinités

Par qui Vénus se faisoit craindre :

Adieu Paris délicieux

Ta perte achèvera de peindre

Le pauvre petit Dieu sans yeux.

 

Beaux favoris des Dieux Pénates,

Sacrez hostes de ses maisons,

Chers habitants de ces cloisons

Où nichent maints gros rats et rates :

Bourgeois de Paris renommez,

Adieu chers amis bien aimez

Qui dedans vos innocens crimes

Rendant d’Hymen les yeux hagards,

Fistes de vos feux légitimes

L’immortalité des bastards.

 

Noble et vigoureuse jeunesse,

Belle cause de nos transports.

Et qui dedans vos grands efforts

Ne mestez ny soins, ny tristesse.

Adieu chers enfans sans soucy,

Dedans l’estât où nous voicy

Déplorez nos malheurs tragiques,

Hélas. Cupidon aux abois.

Perdant vos célèbres pratiques

Perd les flesches de son carquois.

 

Soustiens de nos mourantes flammes,

Rustiques et vains bestiaux,

Sots amoureux Provinciaux

Mal instruits au meslier des Dames,

Ignorans et pauvres cocus,

Combien de sonnans quart-d’écus

Pour apprendre nostre morale

Avez vous tiré du gousset,

Tandis que la Provinciale

Presentoit à tous le Placet.

 

Vous, braves et traineurs d’espées.

Désolez batteurs de pavé,

Brettteurs qui d’un pauvre observé

Fistes tant de franches lipées ;

Combien de savoureux morceaux

Qui vous passoient par les museaux

Vous sont flambez par cette chance,

Et si vous estiez nostre appuy,

Vous voyez dans la décadence,

Que nous estions le vostre aussi.

 

Liquide et superbe campagne

Qui flotte en un lit de cristal

De la Princesse du Coral,

Favorite et chère compagne,

Nymphe gracieuse aux yeux verts,

Adieu Seine, à qui l’Univers

Doit le partage de sa gloire,

Combien de fois (doux souvenir)

Avons-nous sur ton sein d’yvoire

Cherché les races à venir.

 

Combien de belles promenades

Sur le doux courant de tes eaux.

Qui du débris de ses roseaux

Faisoit un lict à ses Nayades,

Surenne, Ablon. Chaliot, Sainct Clou,

Sainct Denis, Asnieres, Chatou,

En ont bien augmenté leuRs rentes :

Traisne à jamais ton cours fameux

Et dessus tes ondes flottantes

Porte le renom de nos feux.

Chefs-d’œuvre de l’Architecture,

Adieu grands Palais enchantez

A la gloire des Postérités

Et la honte de la nature,

Derniers efforts des plus beaux traits,

Place Royale, beaux Marais,

Adieu triomphantes demeures,

Où dedans le sein des Amours

Nous avons consumé les heures

Les plus charmantes de nos jours.

 

Adieu grand jardin que j’adore,

Refuge de mille beautez.

Qui dans les importunitez

Se retirent au sein de Flore,

Grands parterres, illustres bois,

Qui faites le plaisir des Roys,

Chers tesmoins de nos fourberies

Et de nos amoureux secrets :

Adieu plaisantes Thuilleries

Vous ne nous reverrez jamais.

 

Le plus superbe des ouvrages

Vaste promenoir suspendu,

Où le sort plaint le temps perdu

A tant de differens usages,

Adieu Pont-Neuf ; Adieu Fauxbourg

Où l’admirable Luxembourg

Fait voir ses bastimens superbes

Et ses délicieux jardins,

Dont l’Aurore arrose les herbes

Fecondement tous les matins.

 

Terre jadis nostre refuge,

Lieux à Palemon immolez,

Mémorables et signalez.

Par la naissance d’un Déluge,

Champs presque déserts aujourd’hui,

Où jadis la Mirthe à l’envi

Des Pampres nous donnoit de l’ombre,

Lit de cent ruisseaux cristallins,

Féconds en miracles sans nombre,

Adieu renommez Gobelins.

 

Temples du Dieu vainqueur des Indes,

Habitez des jeux et des ris.

Où l’on voit le fils de Cypris

Dans les carousses et les brindes ;

Vénérables et saincts autels,

Le seur Azile des Mortels,

Les Adorateurs de la Coupe,

Cabarets, ostez vos bouchons

Et venez dans la Guadaloupe

Faire de nouvelles moissons.

 

Vous, qui du grand Chantre de Thrace

Imitez les accords charrnans,

Qui dans les divertissemens

Méritez la première place,

Adieu Menestriers joyeux.

Adieu concers harmonieux,

Adieu musiques ravissantes.

Cherchez de nouveaux Apollons :

Car ces pratiques violentes

Vont bien faire des Violons.

 

L’honneur de nos flames errantes,

Magnifique et rare appareil,

Fameux ennemis du soleil,

Pompeuses machines roulantes,

Errantes et fortes maisons.

Douces et charmantes prisons,

Adieu Fiacres, adieu Carosses,

L’Hymen est vostre seul recours,

Et si vous ne courez aux noces.

Dites adieu pour jamais au Cours.

 

Pour vous, qui dans la conjoncture

Où penchent nos malheurs publics

Voyez vos chancelans trafics

Déconfits à plate couture,

Consolez-vous pauvre Sautour,

Le sort vous fait un mauvais tour.

Loueurs, et cochers, aux carrières,

Où continuant vos travaux

De ceux à trente-six portières

Soyez les Phaëtons nouveaux.

 

Enfin pour terminer mes plaintes

Adieu commodes rendez-vous,

Où nous faisions de si bons coups

Profanant les choses plus saintes.

Adieu Minimes, Célestins,

Carmes, Jésuites, Augustins,

Adieu Palais, sainte Chapelle

Si vostre Temple fut taché

De nostre flame criminelle

Nous en portons bien le péché :

 

Innocente race futur,

Qui verras en lisant ces vers

Qu’on fait périr dans l’Univers

Tous les Supposts de la Nature.

Que diras tu, siècle à venir,

Voilà de quoy t’entretenir,

Sur ces éplorables matières,

Qu’il faille en ce siècle brutal

Pour estre trop Hospitalières

Qu’on nous réduise à l’Hospital.

 

Mais c’est l’arrest irrévocable

Qu’en a prononcé le destin,

Que par un ascendant mutin

Le Ciel semble rendre équitable :

Puisque le sort l’a résolu

Voulons tout ce qu’il a voulu,

Mes chères sœurs, bandons nos voiles,

Et puisque dedans ces bas lieux

L’on nous a pris pour des Estoiles,

Nous serons des Astres aux Cieux.

Dedans le coup qui m’assassine

Je ne plains rien que vos appas

Qui donnaient de si bons repas

Aux Messagères de Cyprine,

Mais, consolez- vous, chères sœurs,

Vous avez goûté les douceurs

Les plus charmantes de la vie ;

Le temps que vous avez perdu

Fait crever de rage l’envie

Puisque vous l’avez bien vendu.

 

Aveugle, de race céleste,

Deité de qui tout prend loy.

Qui vois de nostre utile employ

La décadence manifeste,

Souverain Maistre de nos sens

Qui rend par nos fameux encens

Ta force en merveille féconde.

Tu péris dans cet horizon.

Faudrat-il que le nouveau monde

Mette le vieux à la raison ?

 

Doux Prince des molles délices

Amour, je remets en tes mains

L’intérêt de tous les humains

Et la vengeance des complices

Il y va trop de ton honneur,

Montre dans la juste fureur

Que tout cède aux traits de ta trousse ;

Ou dedans ce pressant besoin

Il vaudrait mieux jouer du pouce

Que de te voir pousser plus loin.

 

A tant se tut la grande Jeanne,

S’en allant droit à Scipion

D’une grande dévotion

Avecque sa troupe profane,

Moy qui voyais leur entretien

Et qui remarquois leur maintien

J’en fis confidence à la Muse,

La Muse avec sincérité

Sans s’amuser à faire excuse

Le laisse à la postérité.

 

L’ESCOLE DE L’INTEREST (extraits)

 

SIXAIN POUR SERVIR DE DEDICACE OU DE TOUT CE QU’IL PLAIRA AU LECTEUR

 

On m’avait conseillé de bâtir une épitre

A quelque grand seigneur de magnifique titre ;

Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien.

Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ;

Je considère plus ma liberté qu’un maître,

Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien.

 

STANCES IRREGULIERES

 

Musiciens de triqueniques,

Enchifarnés[1] et pulmoniques,

Rengainez vos rauques accords :

C’est trop présumer de vos belles gammes

De prétendre ravir vos corps

Et ne pouvoir ravir vos âmes.

 

A quoi bon tout ce tintamarre

Et ce charivari barbare ?

Vit-on jamais dessous les cieux

Des extravagances pareilles ?

Vous assassinez nos oreilles,

Et vous voulez plaire à nos yeux.

 

Nous n’aimons pas ces viandes creuses

Ni vos grimaces maupiteuses ;

C’est toujours la même chanson.

Nous ne sommes point filles de paroles,

Et si nous aimons quelque son,

Ce n’est que celui des pistoles.

 

Songez donc à vos consciences,

Car, enfin, avec vos nuances

Vous n’arriverez point au but,

Et n’ouvrirez jamais nos portes

Si vos clefs ne sont d’autres sortes

Que celle de fa, ré, sol, ut.

 

Ce n’est pas que vos guitarades,

Lutrades et violonades

Ne soient belles, sans vous flatter.

Nous savons bien ce que savez faire :

Mais, enfin, l’art de bien chanter

N’est pas celui de nous bien plaire.

 

Si vous voulez que nos estimes

Consolent vos vœux légitimes

De quelque entretien obligeant,

Rencontre mieux notre génie,

Et, vantant moins votre harmonie,

Faites mieux avoir votre argent.

 

Je veux que la lyre d’Orphée

Soit divinement échauffée

Quand vous la faites résonner ;

Néanmoins ici, mes chers camarades,

Pour nous plaire, il nous faut donner

Autre chose que des aubades.

 

Cupidon s’attache au solide :

Si votre musique insipide

En ces lieux avait quelque cours,

Nous la prendrions avec joie ;

Mais c’est de la fausse monnaie

Dans le royaume des Amours.

 

SONNET

 

Dis-moy, maudit tailleur, as-tu le diable au corps,

De m’offrir de sang froid cet horrible mémoire ?

En quel livre as-tu leu qu’un homme d’écritoire

Ail payé la façon d’un meschant juste-au-corps ?

 

Ne pousse point à bout par de lasches efforts

Un homme qui le peut donner place en l’Histoire,

Et qui, pour peu qu’il veuille avoir soin de ta gloire,

T’immortalisera dans l’empire des morts.

 

Cher amy, rends toy donc un peu plus raisonnable.

Si tu veux de l’argent, je m’avoue insolvable ;

Tasche à te contenter d’un petit mot d’escrit.

 

On tire ce qu’on peut d’une meschante dette :

J’auray plus tost trouvé cent vers dans mon esprit

Que je n’auray trouvé cent sols dans ma pochette.

 

L’HEURE DU BERGER (extraits)

 

A MOY-MESME ENCORE. EN DEPIT DES CRITIQUES.

SUR MON HEURE DU BERGER.

 

En vain on presse, on donne, on importune, on prie,

On fait en vain au Sexe en cent façons la Cour.

Pour trouver justement dans le Cadran d’amour,

Cette Heure du Berger si chère et si chérie.

 

En vain on joint la force avecque l’industrie,

La force et l’industrie y ployent tour à tour,

Je rencontre bien mieux dans mon Livre en ce jour

Ce que j’ay tant cherché dans la Gallanterie.

 

Ciel ! quand ce coup Fatal Aux Héros Amoureux

Sonne dans mon Roman, que Phelonte est heureux !

Mais que dans son bonheur qui charme ma mémoire,

 

Je fus ingénieux à tromper mon désir ;

Car enfin, malgré moy, je n’en ay que la Gloire,

Et luy, malgré ma Muse, en a tout le plaisir.

 

A LA BELLE PHILIS[2] (extrait)

Fleuron

 

Puisque vous voulez que ma plume,

Confidente de mes malheurs ;

Avec de plus vives couleurs

Vous peigne encore un coup le feu dont me consume

Celuy de vos beaux yeux vainqueurs ;

Quoy que l’amour rende ma Muse

Honteuse, timide, et confuse,

De voir sa liberté captive dans ses fers,

J’obeys à vos loix en faveur de ma flame.

Comme Amant vous aurez mon âme,

Et comme Poëte mes vers.

(..)

Voilà le récit véritable

De ce que je vous ay promis ;

Agréez qu’il me soit permis

D’espérer de l’amour d’une personne aymable.

Et d’estre au nombre des amis ;

Songez, obligeante Maîtresse,

A me tenir vostre promesse.

Puis que je vous tiens celle où j’estois engagé :

Considérez la loy que mon malheur m’impose,

Si je vous donne peu de chose

Je vous donne tout ce que j’ay.

 

Vous pouvez agir sans contrainte

Confidemment avecque moy ;

Je suis homme de bonne foy,

Et qui très-volontiers paye chopine et pinte,

Philis alors que j’ay dequoy :

Je sçay la manière de vivre,

Et la méthode qu’il faut suivre

Afin de vivoter dedans ce monde-cy ;

Mais sans trouver mes soins et mes transports estranges,

Souffrez qu’ayant fait vos louanges

Je fasse les miennes aussi.

 

Je crois que je suis bien vostre homme,

Je suis amoureux comme un chat,

Et quoy que gueux comme un gros rat,

Dans Paris, dans Madrid, Londres, Vienne et Rome,

J’ay passé mon temps en Prélat.

Je ne fais querelle ny fraude.

Et n’ayez peur que dans la chaude

Vos petits interests ne soient bien soutenus ;

Je sçay rendre Philis alors que l’on me donne,

Et je connois l’art de Bellone

Autant que celuy de Venus.

 

Tandis que vous pouvez encore

Et plaire et donner du plaisir,

Satisfaites-vous à loisir,

Et souffrez qu’en secret un amant vous adore.

Et vous conte son chaud désir.

Aussi bien les Lys et les Roses

Qui sur vostre teint sont écloses,

Perdront en peu de jours l’éclat qui les maintient ;

Les rides et les plis viendront prendre leur place,

La jeunesse et la beauté passe.

Et la vieillesse et la mort vient.

 

Alors vous voyant rebutée,

Et tous vos amants retirez,

Cent fois vous vous repentirez

D’avoir avecque moy tant fait la dégoûtée ;

Cent fois vous en enragerez ;

Mais vos plaintes mélancoliques

N’auront responses ny respliques ;

Vous me ferez plus lors de peur que de pitié,

Mes yeux ne vous verront qu’à peine,

Et vous porteront plus de haine

Que présentement d’amitié.

 

Ainsi songez-y de bonne heure,

Sans attendre à l’extrémité,

Aymez par générosité,

Puisque le passe-temps Philis vous en demeure,

Le plaisir et l’utilité.

Laissons-là la cérémonie,

Il me semble qu’on me dénie

Le bien que l’on me fait avec un compliment ;

En matière d’Amour, dont la force est si grande,

Lorsqu’on donne sans qu’on demande

On donne presque doublement.

 

A LA BELLE PHILIS

Fleurette

 

Agréable objet de mes vœux,

Belle Philis qui de nous deux,

A plus sujet de se poursuivre,

Et de s’écrier au voleur :

Vous, d’avoir perdu vostre Livre,

Ou moy, d’avoir perdu mon cœur.

 

Ne faut point tant faire de bruit,

Ny m’appeler voleur de nuit.

Cet infâme et honteux reproche

Vous perd malgré tous vos efforts ;

Si j’ay fouillé dans vostre poche,

Vous avez fouillé dans mon corps.

 

Avec Marqui[3]s sur le Pont-neuf,

Environ entre huit et neuf,

Nous allions promener pour rire :

Là, vous listes vostre beau coup ;

Si bien qu’on peut justement dire.

Que ce fut entre Chien et Loup.

 

Dedans un endroit si passant,

Contre l’âme d’un innocent,

Faire cet attentat énorme

Avecque vos yeux inhumains :

N’est-ce pas estre en bonne forme

Larronnesse de grands chemins ?

 

Il ne faut point que vous disiez

Que ce qu’alors vous en faisiez,

N’estoit point par mauvaise envie ;

Cette raison est sans couleur,

Ce n’est pas espargner la vie,

Lorsqu’on donne tout droit au cœur.

Si vous l’eussiez alors voulu,

Peut-estre peu s’en eust fallu

Que nous n’eussions vuidé querelle :

Et par un surprenant retour,

Aymant desjà la criminelle,

Le crime n’eust esté qu’amour.

 

Tout le mal auroit esté bien,

Je n’aurois plus parle de rien.

Et dans une candeur si grande,

Estouffant mon mauvais dessein,

Je vous aurois fait une offrande,

Au lieu de vous faire un larcin.

 

Mais enfin voyant sans soucy

Vostre cœur au vice endurcy

Me fuir loin de me satisfaire :

Je crus que le pire estoit mieux.

Et que mes mains me pouvoient faire

Satisfaction de vos yeux.

 

Toutesfois (dont j’ay grand regret)

Moins vindicatif que discret.

Je parus encor magnanime :

Et quoy que tout me fut permis,

Je vous advertis de mon crime

Avant que de l’avoir commis.

 

Je me coulay donc contre vous,

Mais ignorant l’art des Filoux,

Je me vis frustré de ma proye.

Et ne pris, pour trop toupier,

Au lieu d’argent et de monnoye

Qu’un peu de bois et de papier.

 

Un meschant Livre sans fermoir -,

Avec un vieux Chapelet noir

Fut le sujet de ma vengeance :

Dites, Philis, devant les Cieux,

Connustes-vous jamais en France

Un voleur plus devotieux ?

 

Pour deux crimes si différens,

Si l’on nous mettoit sur les rangs,

Ce seroit une chose rare,

De voir dancer sous un pivot

Une voleuse si barbare

Avec un larron si dévot !

 

Mais mettez-vous à la raison,

Puis qu’il est encor de saison,

Car malgré tout vostre artifice

Et vostre eau beniste de cour,

J’obtiendray tout de la Justice,

Si je n’obtiens rien de l’Amour.

 

Ne m’obligez point à m’armer.

Comme vous m’obligez d’aymer.

Et ne forcez pas ma clémence.

Avec vostre dévotion,

De prier Dieu pour ma vengeance,

Et pour vostre punition.

 

Demeurons comme nous voilà,

Vous gagnerez plus à cela

Qu’à vous plaindre, et qu’à me poursuivre ;

Il vous est plus aisé, ma sœur.

De prier Dieu sans vostre Livre

Que moy, de vivre sans mon cœur.

 

 

Claude LE PETIT


[1] Avoir le nez pris par le rhume.

[2] à Magdeleine Boctois.

[3] Nom du chien de Magdeleine Boctois.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
René DEPESTRE, Roger KOWALSKI, les éditions GUY CHAMBELLAND n° 10

Dossier : Poètes normands pour une falaise du cri n° 52