Boris PASTERNAK

Boris PASTERNAK



Né en 1890, Boris Leonidovitch Pasternak est le fils d’un peintre et illustrateur renommé et d’une pianiste. Il est élevé à Moscou dans une atmosphère intellectuelle : Rilke, Tolstoï ou Scriabine, sont quelques-uns des familiers de la maison, avec les poètes symbolistes. Ses premiers écrits relèvent d’un futurisme tempéré. Fasciné par la personnalité et l’œuvre de Maïakovski, il reste en rapport avec le futurisme révolutionnaire du début des années 20. Il adoptera à l’égard de la réalité sociale et littéraire de l’URSS une attitude complexe ; réserve individualiste et spirituelle d’une part ; solidarité humaine et nationale de l’autre.

C’est en 1922 que son livre de poèmes, Ma sœur, la vie, lui assure une vaste notoriété. Ses écrits se composent de livres de poèmes, publiés à intervalles espacés, de plusieurs œuvres en prose et de traductions. Son œuvre est dominée par un sens de la nature, des sentiments et des choses : pour lui la création poétique participe directement de l’essence même de la vie. Elle est caractérisée par une technique savante et moderne du vers russe, et une constante invention métaphorique.

Lors de la période dite du Dégel, Pasternak est l’un des derniers grands poètes vivants de l’époque révolutionnaire d’Octobre 17. Il n’appartient donc pas à la génération des jeunes poètes du Dégel. Il est leur aîné respecté et admiré. Mis au ban par le régime stalinien, il vit essentiellement de travaux de traductions : Shakespeare, Goethe et Schiller...

La publication du Docteur Jivago - une vaste fresque de la Russie, de la révolution ratée de 1905 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, un roman autobiographique, d’amour (à multiples combinaisons : Iouri Jivago et Lara, le couple adultérin qui constitue le fil rouge du roman ; Jivago et sa femme Tonia ; Lara et son mari Pavel ; mais plus que Lara et Jivago, la véritable héroïne de ce roman ne serait-elle pas la Russie ?), d’idées, de l’art, inscrit dans la grande tradition des romans russes - le propulse  vers la lumière à l’étranger, toute en le plongeant dans les ténèbres, dans son propre pays.

Achevé en 1955, Le Docteur Jivago, parait le 15 novembre 1957 en Italie, aux éditions Feltrinelli, après avoir été refusé par tous les éditeurs soviétiques. Pasternak n’entendait pas renoncer. Prenant un risque considérable, il passa outre le refus de la toute puissante Union des écrivains soviétiques. Il communiqua clandestinement son manuscrit à l’étranger, faisant fi du monopole de l’État sur l’édition. Un acte de défi lourd de conséquences, mais pris en conscience et pleinement assumé. Pasternak gardait en mémoire le funeste destin réservé trente ans auparavant à Eugène Zamiatine et Boris Pilniak. Eux aussi avaient emprunté cette voie, payant au prix fort cet acte séditieux…par l’exil et la mort.

Le Docteur Jivago est publié sept mois plus tard, après l’édition italienne, en France, par Gallimard. Les intrigues autour de la publication de l’ouvrage en Occident relèvent toutefois d’une concurrence entre éditeurs, bien loin de la tragédie qui se joue en URSS. Interdite en Union soviétique, l’œuvre ne sera officiellement publiée dans ce pays qu’en 1988. Albert Camus écrit (in Carnets, 1958) : « Jivago ressuscite le cœur russe, écrasé, sous quarante années de slogans et de cruautés humanitaires. Jivago est un livre d’amour. Et d’un tel amour qu’il se répand sur tous les êtres à la fois. Le docteur aime sa femme, et Lara, et d’autres encore, et la Russie. S’il meurt, c’est d’être séparé de sa femme, de Lara, de la Russie et du reste. [...] Et le courage de Pasternak c’est d’avoir redécouvert cette source vraie de création et de s’occuper tranquillement de la faire jaillir au milieu du désert de là-bas… Le Docteur Jivago est apparu au monde entier, en deçà et même au-delà du rideau de fer, comme un livre unique, qui domine de haut la masse de la production littéraire mondiale. Ce grand livre d’amour n’est pas antisoviétique, comme on veut nous le dire, il n’offre rien à aucun parti, il est universel. [...] Le génie de Pasternak, sa noblesse et sa bonté personnelles, loin de nuire à la Russie, la font rayonner au contraire et la feront aimer mieux que toutes les propagandes. La Russie ne commencerait d’en souffrir aux yeux du monde qu’à partir du moment où serait persécuté un homme d’aujourd’hui universellement admiré et particulièrement aimé. »

L’« Affaire Pasternak », place le poète malgré lui aux premières loges du Dégel. C’est à Moscou, en 1946, que Boris Pasternak avait fait la rencontre d’Olga Ivinskaïa, une jeune veuve de trente-quatre ans, qui travaillait comme secrétaire de rédaction à la revue Novy Mir (Monde nouveau). Férue de poésie, elle lui portait une profonde admiration. Trois mois plus tard débuta leur histoire d’amour. Pasternak trouva chez Olga Ivinskaïa, qui lui inspira le personnage de Lara, la muse de Jivago, la beauté « chargée, comme d’électricité, de toute la féminité du monde ». Mais cet amour sembla maudit dès le départ. Les œuvres de Pasternak étaient alors jugées réactionnaires par les autorités et le poète, marié à Zinaïda Neuhaus, menait une double vie, comme son héros Jivago (« Olga est mon deuxième souffle, Zina est mon foyer, mon confort, elle est comme ma fille ») ; ce qui allait à l’encontre de la morale de l’époque. Pasternak, pourtant, ne fut pas arrêté, même si on le soupçonnait d’écrire un roman contre le système. Staline aurait déclaré : « Laissez-le en paix, c’est un hôte des nuages » et décide de le « punir par l’intermédiaire de ses proches ». Le 9 octobre 1949, Olga Ivinskaïa fut arrêtée, interrogée à la Loubianka, puis condamnée aux travaux forcés. Enceinte, elle perdit son enfant. Les persécutions contre elle devinrent récurrentes.

Le Docteur Jivago, l’unique roman et chef d’œuvre de Pasternak, achevé en 1955, parait le 15 novembre 1957 en Italie, aux éditions Feltrinelli, après avoir été refusé par tous les éditeurs soviétiques. Il sera publié sept mois plus tard, en France, par Gallimard. Interdite, l’œuvre ne sera officiellement publiée en Russie qu’en 1988. 1957 ; c’est le début de l’« Affaire Pasternak », laquelle va témoigner des faiblesses de la déstalinisation, du refus du système d’accepter une véritable émancipation des artistes. L’évènement rencontre une portée mondiale, soit le défi involontaire d’un homme seul face à un système totalitaire.

L’attribution du prix Nobel, en octobre 1958, lui apporte le soutien de l’opinion mondiale, mais fait de Pasternak un paria dénoncé comme un traître devant l’opinion de son pays. Le passage du samizdat (édition clandestine) au tamizdat (sortie clandestine d’un manuscrit pour le faire paraître à l’étranger) est intolérable au pouvoir par la dimension internationale qu’il confère au poète, qui est exclu de l’Union des écrivains soviétiques (27 octobre 1958), et donc privé de tout moyen d’existence légal, puis, menacé d’exil. Pasternak adresse alors une lettre à Khrouchtchev : « Le départ hors des frontières de ma patrie équivaudrait pour moi à la mort, et c’est pourquoi je vous prie de ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême. La main sur le cœur, je puis dire que j'ai quand même fait quelque chose pour la littérature soviétique et que je puis encore lui être utile. » Pasternak, le 29 octobre 1958, décline « volontairement » son prix Nobel. Cet amour pour son pays, on le retrouve chez son avatar Jivago, dévoué autant à sa famille qu’à sa terre natale : « Russie, cette mère glorieuse, incomparable, dont la renommée s’étend au-delà des mers, cette martyre, têtue, extravagante, exaltée, adorée, aux éclats toujours imprévisibles, à jamais sublimes et tragiques ! »

L’Union des écrivains soviétiques, le 31 octobre 1958, demande au gouvernement « de déchoir Pasternak de sa nationalité soviétique. » Dans la Literatournaia Gazeta du 1er novembre 1958, une page entière est consacrée aux lettres de lecteurs (qui ne connaissent probablement ni Pasternak, ni ses œuvres) accusant le poète d’être : « un traître », « classé hors d’usage », « sa place est à la décharge publique », « une obscure nullité », « ordure littéraire » ; mais ce sont encore les « écrivains » du réalisme socialiste, les pires. Nicolas Rylenkov : « Il s’est transformé en diffamateur et le peuple s’est détourné de lui avec mépris. » Galina Nicolaïeva : « Une balle dans la nuque du traître… pour une telle félonie, la main ne tremblerait pas. » Semitchasny : « un porc souillant son auge. » Pasternak doit s’expliquer et publie dans La Pravda : « Je me suis convaincu que ce prix était une monstrueuse manœuvre politique, qui a entraîné de monstrueuses conséquences. »

L’agitation autour du poète va durer longtemps, et personne, en URSS, ne protestera officiellement, contre cette chasse à l’homme. Tout le monde a peur.

Boris Pasternak meurt le 30 mai 1960, à Peredelkino, un an et demi après l’attribution de son Nobel. Dans le cortège, deux jeunes écrivains et disciples portent le couvercle du cercueil (fixé juste avant l'inhumation, selon la tradition russe). Ils se nomment Andreï Siniavski et Iouri Daniel. Ils seront les fers de lance de la première génération de dissidents, prompts à la clandestinité et à la diffusion systématique à l’Ouest des textes interdits, les samizdats. 

Karel HADEK

(Revue Les Hommes sans Epaules).


À lire, en français : Ma sœur la vie et autres poèmes (Gallimard, 1982), Œuvres (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1990), Lettres à mes amies française 1956-1960 (Gallimard, 1994), Écrits autobiographiques, Le Docteur Jivago, suivi du Dossier de l'affaire Pasternak (Collection Quarto, Gallimard, 2005).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44