Andréas EMBIRIKOS

Andréas EMBIRIKOS



Andréas Embiríkos est né en 1901, à Brăila (Roumanie). Son père, Léonidas, était un armateur, fils d’une ancienne famille originaire de l’île d’Andros. Avec ses frères, il avait été le fondateur de la Société Nationale Grecque de Navigation, ainsi que des firmes Embiricos Brothers, Byron Steamship Co. Ltd. et d’autres encore. En 1917-18, il fut également député sous le gouvernement Venizélos et ministre du Ravitaillement. La mère d’Andréas, Stéphanie, était la fille de Leonidas Kydonieos, origi-naire d’Andros, et de la Russe Solomoni Kovalenko, originaire de Kiev. Embiríkos meurt à Kifissia (banlieue d’Athènes), le 3 août 1975, à l’âge de  soixante-quatorze ans, d’un cancer du poumon.

Ce poète fut un des chantres majeurs du surréalisme en Grèce, aux côtés d’Odysséas Elytis, avec lequel il séjourna à Paris dans les années 1937-1938. C’est là qu’il fit la connaissance d’André Breton et de ses amis de l’époque, mais la guerre le contraignit à revenir en Grèce, où il ouvrit par la suite le premier cabinet de psychanalyse. Je fis sa connaissance à Hydra, lors d’un de mes premiers séjours dans cette île, dans les années 1957-1958.

Comment oublier ce visage lumineusement souverain, cette crinière blanche et léonine, le rire de ce regard ? L’âme et les yeux ne faisaient qu’un sur son visage, comme si les forces vives et neuves qui l’habitaient avaient trouvé là le lieu idéal de leur résurgence. Que dire de plus, en une seule phrase, si ce n’est qu’il donnait l’impression d’être un homme parfaitement accordé à lui-même, un être totalement affranchi des conventions et des contraintes. Il est évident que pour lui comme pour son grand ami Elytis, le surréalisme ne fut qu’un moment de leur vie, un passage, une invitation à un total affranchissement des codes coutumiers que chacun d’eux mit en pratique dès son retour en Grèce. Mais ni leur œuvre ni l’aura qu’elle eut par la suite ne se résument à cet aspect.

Embirikos s’affranchit aussi de cela et publia, dans les années de l’après-guerre, quelques recueils marquants comme Écrits ou Mythologie personnelle (1960), Argo ou Vol d’aérostat (1964), Oktana (1980), L’Aujourd’hui ainsi qu’hier et que demain (1984). Son dieu préféré étant évidemment Éros, il se lança dans la plus monumentale des œuvres érotiques jamais écrites en Grèce. Je me souviens d’en avoir traduit à titre d’essai les deux premiers chapitres mais comme Embirikos avait choisi la langue katharévousa, dite savante ou puriste, cette traduction s’avéra difficile. Le livre parut à l’étranger car il eût fait scandale en Grèce et eût été très probablement censuré. Il s’appelait O Megalos Anatolikos, traduction grecque du Great Eastern, le premier paquebot à vapeur à avoir traversé l’Atlan-tique en 1860. Bien entendu, cette ville flottante, isolée des jours et des jours en pleine mer et peuplée de voyageurs plus que singuliers, prenait figure d’une utopie nomade, d’une nouvelle confrérie amoureuse.

À l’instar de Breton et peut-être sous son influence, Embirikos connaissait les théories sociales et libertaires de Charles Fourier et le Megalos Anatolikos se mua en un phalanstère flottant d’un nouveau type. Comme l’écrivit à l’époque un critique grec avisé, ce « roman est l’histoire et la fresque d’un gigantesque et savoureux dévergondage ».

Notons toutefois que l’œuvre ne parut en Grèce dans son édition non expurgée et intégrale qu’en 1990, soit quinze ans après la mort de son auteur. J’ai indiqué un peu plus haut quelques titres d’œuvres d’Embirikos. Parmi elles, j’avoue ma préférence pour celle qui se nomme en grec Endochora, traduit généralement par Arrière-pays, mais qui signifie aussi, au sens littéral, Espace intérieur ou Espace du dedans, pour reprendre un titre d’Henri Michaux, poète qu’Embirikos appréciait particulièrement.

J’ajouterai pour conclure, que le poète Elytis, dans une Lettre à Andréas Embirikos, lui écrivit cette phrase remarquable, qui est à mes yeux une des plus belles définitions jamais données de la poésie : « Car, mon cher Andréas, c’est bien de cela qu’il s’agit. La poésie est née pour corriger les erreurs de Dieu. Ou alors pour montrer à quel point nous avons dévoyé son don. »

Jacques LACARRIÈRE

(Revue Les Hommes sans Epaules).


À lire (en français) : Amour Amour (L’Harmattan, 2007), Domaine intérieur (L’Harmattan, 2001), Haut fourneau (Institut français d’Athènes/Actes Sud, 1991), Argo ou Vol d’aérostat (Institut français d’Athènes/Actes Sud, 1991).

"Son premier recueil, Haut-fourneau, en 1935, secoua une poésie grecque alors un peu sage par ses images délirantes et son refus des conventions littéraires ou morales. En 1945, Domaine intérieur prenait ses distances avec l’orthodoxie surréaliste tout en affirmant dans une langue incroyable, d’un archaïsme à la fois solennel et joueur, une sensualité exubérante, un amour inépuisable pour la chair des femmes et aussi celle des mots. Tournant le dos à la grisaille et la noirceur du monde, il nous entraîne dans des jungles d’images, chantant à jet continu l’éternel retour du désir.   Mais l’érotisme, ici, n’est pas seulement une affaire de plaisir égoïste : il s’agit, en libérant les corps, de libérer aussi les esprits — ceux de l’humanité entière. L’exaltation du plaisir, chez notre poète, débouche sur une véritable religion de la liberté, exprimée — les religions successives adorant piller les précédentes — en termes volontiers christiano-païens. Embirìkos est entre autres choses un utopiste flamboyant, rêvant et prêchant rien moins qu’un monde nouveau, avec une certaine grandiloquence parfois, mais n’a-t-elle pas son charme elle aussi, cette ferveur, cette foi un peu folle ? Jamais elle ne devient pesante. La pensée d’Embirìkos garde toujours quelque chose de frais, d’effervescent, de candide et généreux, d’autant qu’on la sent parcourue en douce par un humour d’autant plus savoureux qu’impalpable. Quant à ses phrases, de même, longues, chargées, répétitives, elles échappent à toute lourdeur, débordantes, jaillissantes, égayées par d’éclatantes couleurs sonores, scandées par la percussion d’obsédantes répétitions, portées par une allégresse, une ivresse qui leur donnent la palpitation de la vie."

Michel Volkovitch

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : DIVERS ÉTATS DU LOINTAIN n° 34

Dossier : Jacques LACARRIERE & les poètes grecs contemporains n° 40