Alice COLANIS
Poète et militante féministe, Alice Colanis est née le 5 juillet 1923, à Saint-Maurice-sous-Chalencon, sur le versant sud-est du massif Central, où les soleils et les orages se partagent le pays. Après une année d’enseignement dans une école de campagne des Cévennes, elle s’installe à Paris, « Ville-lumière », en même temps « ville-pourrissoir ». Commence à publier des poèmes en menant l’existence hasardeuse et inconfortable des jeunes provinciaux venus « conquérir » la capitale.
Après avoir réussi un concours d'entrée au Sénat en 1946, Alice Colanis y travaille vaillamment jusqu'à sa retraite en 1983. Une carrière aussi méritante que combattive,y compris sur le plan syndical. Alice Colanis intègre la Commission des Lois après plusieurs années de travail au service Sécurité Sociale du Sénat. Sa fille Marie-Alice ne m'écrit pas en vain : " Ce qui me parait étonnant dans sa vie c'est cette incroyable énergie, qui lui a permis de mener de front vie professionnelle, vie familiale (trois enfants), vie militante et enrichissement permanent de l'âme (poésie, peinture) et de l'esprit (ses passions pour l'archéologie, l'ethnologie, la géologie, les religions, l'actualité politique et sociale...), sans oublier en toile de fond cet amour pour son pays, l'Ardèche, avec une enfance pleine de force. Son âme libre n'a jamais été atteinte par le conformisme ou la médiocrité".
Alice Colanis devient Secrétaire nationale de la Commission juridique de Choisir. « Choisir » ou « La cause des femmes » est, à l’origine un mouvement de lutte pour la dépénalisation de l'avortement, fondé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir en juillet 1971, peu après la publication du « manifeste des 343 », pétition parue le 5 avril 1971 dans le no 334 de Le Nouvel Observateur, appelant à la légalisation de l’avortement en France, en raison notamment des risques médicaux provoqués par la clandestinité dans laquelle il est pratiqué. Les 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je me suis fait avorter, s’exposent à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l'emprisonnement. Le manifeste ouvre la voie à l’adoption, quatre ans après, de la loi Veil, qui dépénalise l’avortement, marquant ainsi une grande avancée dans les libertés accordées aux femmes. Le manifeste, rédigé par Simone de Beauvoir, commence ainsi : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. » Le mouvement Choisir soutient aussi le combat pour la pénalisation du viol et pour la parité en politique.
En 1979, Alice Colanis fonde l’association Dialogue de femmes, « dans la foulée de la lutte pour la contraception et pour la liberté de l’avortement et dans la richesse des réflexions, qui se sont fait jour au sein du mouvement féministe sur les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes ». L’objectif de l’association (qui a cessé ses activités en décembre 1998) est de faire connaître l’histoire des femmes en organisant des séminaires de réflexion (187 en 20 ans), animés par des chercheuses, des historiennes, des sociologues, des écrivaines.
Alice Colanis et Dialogue de femmes participent à de nombreuses actions : combat pour la parité (Alice Colanis a été membre de l’association « les Mille et une »), lutte contre la prostitution... Alice Colanis écrit : « Les publicistes maquereaux qui vivent du corps des femmes envahissent la Ville avec l’obscénité de leur rire. Marchands d’images luxurieuses fabriquées en se moquant, ils ont encore pour les filles qui passent des mines de maquignons et une espèce d’avidité à la narine palpitante les jette sans trêve à l’affût de toute forme douce, féminine et nouvelle sous l’œil même de celle dont le cœur s’est attaché à leurs pas. Consommateurs de tout ce qui passe à leur portée, ils se croient justifiés par un labeur incessant, et les toiles de ces araignées à visage d’homme guettent les naïfs à tous les carrefours de la cité… »
En 1999, Alice Colanis rejoint le mouvement des Chiennes de garde, réseau de vigilance défendant des femmes publiques contre des insultes sexistes, lancé par l’historienne Florence Montreynaud. Il est féministe, mixte et international. Dans le Manifeste du mouvement, nous retrouvons les idées fortes du combat d’Alice Colanis :
« Nous vivons en démocratie. Le débat est libre, mais tous les arguments ne sont pas légitimes. Toute femme qui s’expose, qui s’affirme, qui s’affiche, court le risque d’être traitée de « pute » ; si elle réussit, elle est souvent suspectée d’avoir « couché ». Toute femme visible est jugée sur son apparence et étiquetée : « mère », « bonne co-pine », « bonne à tout faire », « lesbienne », « putain », etc. Ça suffit ! Nous, Chiennes de garde, nous montrons les crocs. Adresser une injure sexiste à une femme publique, c’est insulter toutes les femmes. Nous nous engageons à manifester notre soutien aux femmes publiques attaquées en tant que femmes. Nous affirmons la liberté d’action et de choix de toutes les femmes. Nous, Chiennes de garde, nous gardons une valeur précieuse. La dignité des femmes. Elle est inséparable de la dignité humaine. Elle doit être respectée par tous. Aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs (en Algérie, en Iran, en Afghanistan, etc.), ceux qui ne parviennent pas à admettre la légitimité des femmes à participer aux décisions à égalité avec les hommes utilisent la violence contre les filles et contre les femmes comme une arme destinée à rendre celles-ci invisibles et muettes. Nous, femmes et hommes agissant pour la liberté, l’égalité, l’adelphité et la tolérance, nous demandons que soit votée dans notre pays une loi contre le sexisme. Comme le racisme, le sexisme (c’est-à-dire ici la haine du féminin) est l’une des manifestations de la haine de l’autre, liée à la haine de soi. La lutte contre le sexisme doit devenir une priorité politique. Nous demandons que soit organisé un ample travail de réflexion et d’éducation sur les rapports entre femmes et hommes. Nous voulons vivre dans une société où nous pourrons agir librement, dans le respect de l’autre et en bénéficiant nous-mêmes de respect… »
Proche de Simone de Beauvoir (« Je me suis aperçue en compulsant divers carnets que j’avais acquis Le Deuxième Sexe dès sa parution en 1949, mais je n’ai écrit a Simone de Beauvoir que 15 ans après, pendant des vacances en Corse avec mes enfants, pour lui dire, je crois, que son livre s’était inscrit dans ma durée intérieure comme une évidence de toujours »), le fut davantage encore des poètes Thérèse Plantier et Jocelyne Curtil.
Thérèse Plantier entreprit très tôt une étude critique du discours des hommes dans différents domaines : philosophie, anthropologie, ethnologie, sociologie… et se pencha sur les revendications féministes, pour édifier sa philosophie: le « fémonisme intégral », qu’elle mit en œuvre dans ses livres de poèmes, qui se veulent défense et illustration d’un langage spécifiquement « fémonin ».
Une certitude, pour la poète Alice : le langage est truqué depuis toujours., le vieillissement de l’âme, précoce. Rien n’est sûr que ce que l’on porte en soi et ce que l’on donne.
Alice Colanis, écrit : Femmes – Tristes sous les soleils de nuit – Parce qu’ils ont traversé sans les voir – Leurs grands yeux… - Elles rêvent de miracles – Qui ne viendront jamais… - De jour et de nuit – Elles s’en vont pourtant, parmi les roses défaites – Les parfums lourds et les cris.
Militante féministe, combattante, généreuse, déterminée, fraternelle, Alice Colanis, qui a écrit dans les revues Esprit, Poésie‑Rencontres, Les Temps Modernes et Les Hommes sans Épaules, est poète de la femme, de la nature et de la liberté.
Alice Colanis est décédée le 30 mai 2022.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
À lire : Passage de l’Archange (éd. Librairie-Galerie Racine, 2006), Vingt mille jours, un seul jour (Le Milieu du Jour éditeur, 1992), Toute vie par toi nommée (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985), Mita nombreuse (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1979), Droites distance (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973), Passée la nuit, roman (Robert Laffont, 1960), Rob Roy (Mame, 1957).
ARDÈCHE EN LOQUES
Un poème pour un pays
qui se meurt à petit feu
un poème pour un rempart
bâti de roche blanche et noire.
Un poème pour un langage
qui s’éteint dans les mémoires,
un poème pour le chardon
contre le ciel incandescent,
un cri noir pour le basalte
et pour l’aile du corbeau.
Un sanglot pour les amis
qui s’enfoncent dans la nuit
l’ombre de leur main tendue
sur la pierre du tombeau.
Un poème pour la source
jaillie des volcans éteints :
elle bondit sur le granit
et donne forme au blanc calcaire.
Un poème pour chanter
près d’un peuple de muets
ils se meurent d’abandon
dans leurs jours déjà comptés.
Un poème pour la ronce
qui s’accroche à nos vieux murs
un poème pour l’euphorbe
dans les ruines du château
un poème pour la viorne
lente et sûre de son temps :
elle approche, vert linceul
de la cheminée noircie
et sournoise touche au banc
que l’ancien a déserté…
Un appel pour les gisants
sous les flammes des cyprès
un poème pour le noir
un poème pour le blanc,
un poème pour le Sud
contre la mort qui vient du Nord.
Alice COLANIS,
Rochemaure, le 8 août 1975. Les Hommes sans Épaules.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
|
|
|
Dossier : CHRONIQUE DU NOUVEAU LYRISME n° 13 | Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55 |